Humeurs taurines et éclectiques

vendredi 1 février 2013

Le sec et l'humide


Je viens d’achever de dévorer goulûment un opuscule de Jonathan LITTELL intitulé «Le sec et l’humide» (2008, Gallimard,«L'Arbalète» 143 pages). Si le nom de l’auteur ne vous rappelle rien, peut-être que celui du prix Goncourt 2006 (également Grand prix du roman de l’Académie Française) vous dira t-il quelque chose !!!
Tant par la maturité littéraire et la jeunesse de son auteur que par la rigueur historique du décor et des faits rapportés, «Les Bienveillantes», un «monstre littéraire» de 903 pages avait fait grand bruit. Il narre la «road movie» criminelle de Maximilien Aue, officier SS, sur le front de l'Est.
En général, j’entretiens une certaine méfiance à l’endroit des modes –y compris littéraires- mais je dois avouer avoir lu cet ouvrage avec voracité, et l’avoir reçu comme un coup de poing, comme j’avais été bouleversé, dans le même genre, par «La mort est mon métier» de Robert MERLE ou «Si c’est un homme» de Primo LEVI (pour moi l'un des plus grands livres jamais écrits).
Le point commun que je trouve à ces trois ouvrages fondamentaux n’est pas tant leur thématique commune -l'horreur nazie- que leur traitement assez parallèle.
En effet, peu soucieux de pathos, ils s’obligent au récit descriptif et quasiment chirurgical des faits et des émotions éprouvées par le narrateur (on n’ose parler de héros!). Ce sont quasiment des documentaires, des relations sociologiques ou des «comptes-rendus d’autopsie» qui laissent le lecteur tirer ses conclusions.
Cette approche me séduit intellectuellement, comme m’avait séduite à une époque … lointaine, celle du metteur en scène Jean Luc GODARD qui avait déclaré lors d’une interview qu’aucun film ne pourrait jamais rendre compte de la réalité concentrationnaire (il a ensuite beaucoup critiqué Spielberg à propos du pathos de la «Liste de Schindler») à moins que l’on ne parvienne à substituer à l’œil du bourreau, l’objectif d’une caméra, ce qui est bien entendu techniquement et historiquement impossible. En cela, il rejoignait les positions d'Elie WIESEL sur l'indicible de la Shoah. 

En fait, il m’est tout à fait insupportable que l’on m’imposât une émotion artificielle et qui m’est étrangère sur ce type de sujets qui, pour moi, sort du «domaine des émotions» pour demeurer pour son appréhension, du domaine de l’approche historique et scientifique. Ce sentiment rejoint parfaitement ma défiance voire ma répulsion envers la sur-utilisation, voire le dévoiement du concept dénaturé de «devoir de mémoire» auquel je substitue le «devoir d’histoire». En effet, il me semble que la mémoire n’appartient qu’aux témoins, à ceux qui ont vécu un événement. Les autres doivent faire œuvre, INDISPENSABLE, d’histoire.

«Le sec et l’humide» selon LITTELL «a été écrit en 2002, alors que je menais des recherches en vue d'un autre livre [NOTA: «Les Bienveillantes»], depuis publié». En fait, c’est même l'une des clefs de la compréhension des «Bienveillantes».
Jonathan LITTELL reprend à son compte la grille d’analyse du chercheur allemand Klaus THEWELEIT, qui en 1977 a fait paraître «Männerphantasien» (littéralement: Fantasmes mâles) qui soumet un corpus d’écrits de vétérans nazis à une analyse sémantico-psychanalytique.

Il applique cette méthode au écrits et discours de Léon DEGRELLE, fondateur et animateur du mouvement fasciste wallon REX, qu’il entraînera dans une politique ultra-collaborationniste, dans un engagement fanatique avec le IIIème Reich qui se traduira par l’incorporation dans une Légion Wallonie (comme la Légion AZUL pour l’Espagne), puis l’intégration dans la 28ème Division SS Wallonie.
L’affaire finira mal pour les lampistes qui, comme les français de la Division SS Charlemagne, se retrouveront les derniers défenseurs du Reich, beaucoup mieux pour notre Léon qui finira paisiblement et richement ses jours en 1994 à Malaga en Espagne, sanglé dans son uniforme de SS-Obersturmbannführer.
A partir de l’étude psycho-linguistique de «La campagne de Russie», texte publié en 1947 par Degrelle, LITTELL définit la structure mentale d’un archétype fasciste: «Pour LITTELL, le fasciste ou «mâle-soldat», doit être approché par le biais de la psychanalyse de l'enfance et de la psychose, ainsi qu'avec des concepts hérités de Deleuze et Guattari, puisque «le fasciste, en fait, n'a jamais achevé sa séparation d'avec la mère, et ne s'est jamais constitué un Moi au sens freudien». C'est un «pas-encore-complètement-né», un être qui s'est construit, par le truchement de la discipline et du dressage, un «Moi extériorisé» qui prend la forme d'une carapace.
Le fasciste s'érige un «Moi-carapace» destiné à le protéger de la «dissolution des limites personnelles». Pour ce faire, il extériorise ce qui le menace de l'intérieur, et pourrait l'emporter -depuis la féminité vorace au mélange de sang, d'humeurs et de merde qu'enferme le corps. D'où la peur panique de la liquéfaction corporelle, de tout ce qui coule, et la nécessité, pour lui, d'ériger face à cette menace, «la digue de ses armes et de son corps (dur)». Alors, le fasciste, pour se structurer, structure le monde, «généralement en tuant, et structure aussi le langage, donc le réel».
La métaphore, pour le fasciste, n'est «jamais seulement une métaphore». À travers elle, ce sont des sensations physiques précises qui sont mises en jeu, lui permettant ainsi de toucher, «de sentir la réalité de ce qu'il affirme». Parler de «marée rouge», de «coup de balai», de «bourbier républicain», ou encore de «marécagisation» ou du désir de réduire l'ennemi en bouillie, n'a rien d'innocent et renvoie à la plus concrète des réalités. C'est que la parole, le texte doivent opérer ce que Theweleit appelle la «maintenance du Moi». Question de vie ou de mort.
C'est donc la forme que prend cette maintenance du Moi dans «La Campagne de Russie»(de Léon DEGRELLE), que traque Jonathan LITTELL. Elle passe par une rigoureuse et systématique série d'oppositions binaires «dont le second terme représente la menace qui guette le Moi-carapace, et le premier les qualités qui permettront au fasciste de le renforcer et donc d'échapper à la dissolution psychique». La principale est celle qui donne son titre au livre, celle du sec et de l'humide - «Contre tout ce qui coule, le fasciste doit évidemment ériger tout ce qui bande» , mais il y a aussi le rigide et l'informe, le dressé et le couché, le propre et le sale, le cuit et le cru, le repu et l'affamé, le translucide et l'opaque, le mat et le luisant... Où l'on constate que plus que le fruit d'une idéologie monstrueuse, l'état fasciste est avant tout une réalité produite par le «mâle-soldat», une histoire dans laquelle le corps -réel ou imaginé- est à la fois l'enjeu, l'objet et la victime principale «du conflit psychique confrontant le Moi-carapace à la menace de sa dissolution», liquéfaction dont la mort est l'image même. 
[...]
Reste cependant à savoir si cette analyse peut s'appliquer à tous les bourreaux du monde, si ce complexe, cette «intériorité psychiquement dévastée et institutionnellement restructurée du corps fasciste» est un symptôme universel. Pasolini y croyait, qui parlait du «fasciste universel au rire sarcastique, la main à la braguette», et qui voyait à l'oeuvre, dès le début de notre civilisation, une culture de l'anéantisseur. Klaus Theweleit, dans sa postface, semble également penser que oui, qu'on retrouve cette structure aussi bien «dans la culture virile tant eurasiatico-américaine que japonaise ou islamique». Il donne même quelques repères caractéristiques: l'homme qui accouche de lui-même en tuant autrui; le rire du tortionnaire; le corps régi par les institutions; la sexualisation de la violence; l'exhibition théâtrale de la violence et sa mise en scène. L'actualité, des sévices de la prison d'Abou Ghraib, en passant par la Tchétchénie ou bien al-Quaida, nous en donne des exemples à méditer et montre combien la question mérite d'être posée.»


La méthode, comme l'exploitation qu'instrumentalisent aussi bien THEWELEIT que LITTELL, bien que séduisantes, posent toutefois deux objections majeures qui ne manquent pas de m'irriter.
La première est la généralisation d'une grille de lecture qui devrait être systématiquement actualisée en fonction du champ et de l'objet étudié.
L'idée d'extrapoler vers d'autres types de manifestations sociologiques, historiques, sociales, etc. de culture virile (dont le paradigme taurin) certes intéressante, requiert de reposer l'ensemble de la problématique au risque d'aboutir aux mêmes aberrations que le marxisme quand il prétendait expliquer et analyser la globalité du phénomène humain.
En outre, c'est une grille d'analyse, c'est à dire une façon de voir les choses sous un certain angle, et non l'expression d'une vérité universelle et définitive.

La deuxième objection  adressée à THEWELEIT et à LITTELL rejoint mon propos liminaire, c'est celle du présupposé subjectif.
Comme toujours en sciences humaines, l'objectivité est quasiment impossible. Détacher ses affects du champ de l'étude est quasiment impossible, où il faudrait qu'elle soit effectuée par un martien ou par un naufragé qui débarquerait de son île déserte après 60 ans d'isolement. Même alors, les présupposés culturels et moraux de l'analyste seraient inévitablement mobilisés.
Comment aujourd'hui ne pas condamner moralement, de manière catégorique, ce que fut le fascisme et ce qu'il a produit. Pourtant, OBJECTIVEMENT, même le fascisme ou le nazisme ne peuvent ne comporter QUE des éléments négatifs: c'est l'argument «Hitler a supprimé le chômage et couvert l'Allemagne d'autoroutes». D'ailleurs, malheureusement, si le fascisme n'avait pas comporté d'éléments positifs, allemands et italiens n'y auraient pas adhéré avec autant de ferveur.  
En d'autres termes, LITTELL a une opinion préalable sur la question, voire même une fascination qui a justifié l'écriture de son roman. Il a parlé de cela, parce que cela le concerne, l'émeut,  le trouble.
On ne peut se départir de l'impression tenace qu'il ne part pas à la recherche d'un résultat inconnu au départ, mais qu'il parvient exactement au résultat espéré, à un objectif préconçu. Il argumente à l'appui et à charge plus qu'il ne cherche. Il part d'un postulat arbitraire et cherche à le prouver, plus qu'il ne part de l'observation pour parvenir à un constat: la vieille dialectique induction/déduction.
On finit toujours par trouver ce que l'on cherche et ce que l'on veut, même au risque de l'autoduperie...
Pour autant, il faut lire ce livre, et en faire son profit, en transposant, autant que faire se peut, sa démarche, que ce soit à propos du franquisme, de la corrida, de l'anticorrida, que du discours de nos politiques. Le «kärcher» par exemple!!!
Xavier KLEIN


1 commentaire:

Bernard a dit…

Mon cher Xavier,

Merci pour ce long "post" (il y a peu, j'eusse écrit "article"...), qui effectivement me donne envie de lire "Le sec et l'humide", alors que je n'ai pas souhaité (à la sauce de l'euphémisation actuelle généralisée) - j'ai refusé de - lire "Les bienveillantes", d'accord avec toi sur la nécessaire - et salutaire? - distinction entre "mémoire" et "histoire" (la mémoire n'appartient qu'à ceux qui ont été placés dans la situation de mémoriser, et en particulier les "ressentis" de l'ordre de l'indicible au sens premier d'impossible à dire)...
Si j'osais, donc j'ose, je me référerais à la parole célèbre de l'Evangile de Jean: "Le Verbe s'est fait chair", pour la retourner : la chair se fait verbe! En effet, nous savons qu'Homo sapiens sapiens est un primate social: l'humain c'est du lien (voir le "succès" des réseaux sociaux - ah, si Cro-Magnon avait connu twitter!...), et ce lien est spécifiquement verbal (Homo sapiens sapiens est le seul primate qui parle, au-delà de pouvoir émettre des sons). Si l'humain c'est du lien, et que ce lien est fait de mots, pervertir les mots c'est pervertir le lien, et de là l'humain lui-même. Et c'est ce qu'a démontré en particulier le nazisme (voir ce qu'en a écrit le linguiste juif-allemand Viktor Klemperer dans "LTI - La langue du IIIe Reich"): quand l'être humain a été préalablement chosifié PAR les mots, on peut détruire cette chose sans émotion (ainsi, la gazer puis la brûler!)...

Ce que m'apporte ton post - et qui m'incite à lire le livre, c'est que cette perversion langagière s'est construite en structure "binaire" qui pour moi, au fond, renvoie à la permanente et irréductible opposition entre "moi et l'autre", et semble montrer qu'in fine le faciste ne peut exister qu'en "opposition" (répulsion, dégoût...) dont l'exacerbation même devient concrète, via des mots et expressions très concrets (que tu cites). Et peut-être ne peut-il exister qu'en opposition parce qu'au fond "l'autre" comme distinct (entité séparée, et donc déjà séparée de la mère) lui fait peur -et d'autant plus peur que lui-même ne serait pas séparé de sa propre mère(?)... Du moins, nous toromaches savons quelque peu, de l'observation des toros à la lumière de la "science des terrains" (restons modeste!), que face à la peur, le mammifère n'adopte que 2 postures possibles, la fuite ou l'agressivité...
Finalement, ça pourrait servir à quelque chose d'aller aux corridas (?)...
Merci encore et prends soins de toi,

Abrazo fuerte - Bernard

PS : ici, les Anglais sont partis en 1453, mais leur "temps" est resté... (590 mm d'octobre à janvier, on se croirait au Pays basque!)