1938 Chamberlain à Munich |
On ne se refait pas...
Certains se définissent comme paysans, d’autres comme toreros, moi, je me définis comme historien. Non pas comme un métier, mais parce que la structure qui préside à mon fonctionnement, le mode de pensée, l’appétence, les réflexes, sont ceux d’un historien.
On est historien comme d'autres sont poètes, comédiens, médecins ou fossoyeurs.
Etre historien, c’est entretenir un certain rapport à la vie, à la mort, aux causes et aux conséquences des choses, à la distanciation par rapport aux discours ou aux évènements, c’est une manière de relativiser, de replacer dans le contexte. C’est sans cesse, et à tout propos, poser les questions suivantes:
Qu’est-ce exactement qui est arrivé?
Pourquoi c’est arrivé?
Quelles ont été les conséquences de cet «arrivé».
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C’est donc questionner un événement ou un phénomène, chercher ses explications et ce qu’il a produit afin de produire du SENS. Et si l’on pousse jusqu’au bout des choses, c’est in fine, donner du sens à ce qui est le questionnement éternel et fondamental: la VIE et la MORT.
Dans cet esprit, l’objet majeur de ma fascination, c’est la vie et surtout la mort des grandes civilisations.
Une civilisation meurt de la confrontation avec une autre.
Dans quasiment tous les cas trois cas de figures se présentent:
1°) Déclin et mort par évolution brutale du milieu et épuisement des ressources: c’est la situation qui est advenue dans les grandes civilisations précolombiennes, même si le coup de grâce est venu de l’extérieur.
2°) Confrontation avec une civilisation plus évoluée techniquement. Depuis la suprématie des peuples du fer sur les peuples du bronze, des peuples de la roue ou du cheval sur ceux qui ne disposaient pas de ces techniques, et depuis la Renaissance, des peuples européens sur l’ensemble des autres peuples du globe, c’est le cas de figure qui s’est le plus présenté.
3°) Effondrement d’une civilisation «de l’intérieur» par «épuisement de son paradigme»: empire romain, ottoman, soviétique, empires chinois, empires coloniaux.
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L’effondrement, le déclin ou la mort d’une civilisation ne relèvent pas d’une seule cause, c’est un entremêlement de causes différentes qui se conjuguent. Pour autant on peut distinguer des lignes directrices.
Dans le même esprit, on peut également se demander pourquoi la colonisation a épargné certaines zones ou certains peuples et l’on dénote alors des facteurs communs.
Pourquoi la Chine a t-elle été partiellement colonisée au XIXème et XXème siècle et pas le Japon? Pourquoi l’Indochine et pas le Siam?
Les cultures et civilisations qui ont résisté présentent les particularités communes suivantes:
* capacités d’adaptation (l’ère Meiji au Japon: en 30 ans l’empire du milieu passe de la jonque à la maîtrise du cuirassé).
* très forte identité nationale et cohérence de cette identité (Japon, Siam).
* très forte cohésion politique et sociale.
Le facteur de cohésion autour de valeurs culturelles, sociales et politiques fortes s’avère donc déterminant. Le Japon par exemple, fédéré autour du pôle impérial du Tennō (empereur) a pu résister aux bouleversements de sa modernisation à marche forcée, y compris aux révoltes de l’ancienne caste dominante des samouraïs qui a été brutalement privée de son rôle, de ses pouvoirs et privilèges.
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C’est donc la puissance, le dynamisme et l’énergie de la culture d’un pays, ses valeurs qui en assurent la pérennité.
Tant que les soldats de l’an II, de l’Armée Rouge ou les bodoï du Viet Cong portaient l’idéal révolutionnaire, tant que le légionnaire romain se recrutait dans le Latium et croyait dans le destin de la République, tant que les pasdarans iraniens ou les mudjahidins afghan poursuivaient une guerre sainte, ils étaient (ou ils sont) invincibles. On ne vainc que rarement un peuple animé par un idéal, quel qu'il soit (l’historien n’ayant pas à se prononcer sur la validité de cet idéal).
Comme l’empire soviétique en 1990, l’empire romain s’est effondré, miné de l’intérieur, parce que ses citoyens n’étaient plus prêts à mourir pour le défendre, ou pour défendre les valeurs qu’il incarnait.
En 1944, les jeunes GI’s se sont fait tuer sur les plages de Normandie ou sur les îles du Pacifique parce qu’ils croyaient à la défense des démocraties et de la liberté. En 2010, la chose passe beaucoup moins bien quand il s’agit de défendre les puits de pétrole irakiens ou les intérêts du complexe militaro-industriel.
En 1944, l’armée américaine est composée de toutes les classes W.A.S.P. (white, anglo-saxon and protestant) de la société US, les «afro-américains» représentent une proportion négligeable et souvent non combattante. C’est donc la fine fleur (telle que perçue à l’époque) de l’élite de la nation américaine.
En 2010, le contingent US en Irak compte une sur-représentation des «afro-américains», des «chicanos», et des «petits blancs», c’est à dire des classes les plus défavorisées de la société, qui s’engagent surtout par motivation économique.
Exactement le même phénomène que dans l’empire romain où pendant les guerres puniques (époque républicaine), les légions sont constituées à 90% de citoyens romains issus du Latium, alors qu’au IVème siècle, 600 ans plus tard, les légions regroupent des composantes de tout l’empire, y compris des alliés barbares.
A la bataille décisive des Champs Catalauniques, qui vit un dernier sursaut de l'Empire, Aetius, «le dernier des romains» s'oppose à Attila avec une coalition gallo-romaine et de peuples fédérés barbares.
20 ans après sa mort (assassiné par l'empereur même qu'il sauva), l'empire romain d'occident disparaît. Depuis longtemps les romains avaient renoncé à se battre et à mourir pour la «romanité».
La puissance et le rayonnement d'une culture ou d'une civilisation peuvent donc être mesurés à l'aulne des sacrifices que ses enfants sont prêts à consentir pour elle, de sa combattivité pour la défense de ses valeurs.
Relisons Germinal de Zola et comparons les sacrifices que consentaient les ouvriers qui croyaient à la cause d'une nouvelle «humanité», par rapport à l'enthousiasme débordant des luttes actuelles, quand il s'agirait de se mobiliser pour endiguer les régressions sociales à l'oeuvre.
Relisons les minutes de l'Assemblée Nationale et l'on constatera ébahis que les paroxysmes -ou ressentis comme tels- de nos débats actuels font figure de gelée de guimauve comparés à la rudesse du ton de ceux des républiques précédentes.
Où sont les Zola, Jaurès ou Clémenceau de notre temps? Il faut de nos jours qu'un nonagénaire sorte de sa réserve pour venir rappeler à une société lobotomisée qu'il existe depuis toujours une vertu d'indignation!
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Renoncer à lutter pour ce qui nous paraît important porte un nom: la DECADENCE. Un vilain gros mot actuellement prohibé.
Et cette lâche démission se répand comme un cancer dans tous les cercles et à tout propos, que ce soit en politique, en syndicalisme ou pour autre activité.
Combien de fois nous incite t-on à cesser de «batailler»?
Pis! On en vient même à renoncer à l'exercice même de la pensée, et surtout de la parole, la «positive attitude» à la mode consistant à se retirer dans sa tour d'ivoire pour contempler d'un air désabusé, la vaine agitation du monde.
Le nec plus ultra étant de renvoyer dos à dos les débatteurs: tout se vaut donc rien ne vaut!
Quand je pense qu'on nous demande dans l'Education Nationale de former les enfants à l'argumentation et de les inciter à prendre position (quelle qu'elle soit...), on s'aperçoit du gouffre qui sépare cette honorable institution des pratiques réelles du corps social qui privilégie plutôt le cynisme ou la défilade.
Cette société munichoise du renoncement me déplait profondément, parce qu'elle place le confort, l'individualisme et la dictature du paraître et du faux-semblant au pinacle de ses valeurs.
Elle semble n'avoir plus rien à dire, parce qu'elle n'a plus rien à croire.
Enchaînée par des peurs soigneusement cultivées et entretenues, elle est prête à toutes les soumissions pour préserver l'illusion du confort et une fallacieuse sécurité.
Comme disait Churchill: «Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre.».
Des paroles qui devraient toujours être méditées.
Xavier KLEIN