Foutus morpions!
Se sont encore rossés les maudits crapauds!
C’est la troisième fois en deux jours!
Et ce grand couillon boutonneux qui attend tout penaud de passer à la casserole.
Tiens, pour la peine tu vas mijoter un quart d’heure en faisant antichambre, histoire d’arriver a gusto dans le bureau de torture.
J’te l’ai conditionné le pendard: un bon regard bien furibard, chargé de noir nuages qui ne présagent rien de bon.
Marine garçon! Marine dans le jus poisseux de ton forfait! Des fois que ça t’éviterait de me sortir l’antienne habituelle des «C’est pas moi, m’sieur», des «C’est lui qu’a commencé», des «On jouait…» ou des incontournables «Y m’a traité…».
Des classiques du genre: chiant comme la pluie, suant la lamentable banalité d’une violence ordinaire qui ne veut pas se voir et encore moins s’assumer.
C’est cela qui me fout en rogne.
Non pas la rixe, les mandalotes ou les horions échangés, mais ce déni, cette mauvaise foi, cette négation de l’évidence.
Car la violence juvénile est éternelle, et il faut l’inculture et l’imbécillité de nos temps pour ne vouloir le savoir et le reconnaître. Pourtant annales et chroniques nous ont toujours conté la violence de la jeunesse, celle des éphèbes hellènes, celle des jouvenceaux des cathédrales ou celle des guerriers des boutons.
Eternelle la pulsion!
Et universelle avec ça! Allez y zieuter au fin fond de l’Asie Centrale, aux abords des ashrams ou des monastères zen: idem-pareil le merdier !
Quoi de plus banal au fond, de plus…«naturel»?
La pulsion de vie, la «surabondance de sève de la jeunesse» comme l’exprimait si élégamment de Coubertin veut et doit s’exprimer. Comme doivent s’apprendre tendresse et caresse, doivent aussi s’apprivoiser rudesse et agressivité.
Reconnaître la banalité ne suppose en rien de «banaliser» et il convient de substituer de la culture, là où ne doit pas s’exprimer sans limite la nature.
La difficulté consiste à savoir où placer cette limite, où instaurer la barrière. Et surtout ne pas dramatiser.
Dans la société taylorisée et spécialisée que nous vivons, on charge (et on se décharge) abondamment du rôle que tout un chacun, à commencer par les parents, devrait assumer, «l’éducateur», le «pédagogue».
Le «métier de parents» étant volontairement ou involontairement de moins en moins assumé par les familles, on en a investi des «professionnels». En conséquence de quoi on est passé du Ministère de l’Instruction Publique à celui de l’Education Nationale.
Pendant que le môme se morfond en se tortillant dans le couloir, j’avale le dépit et la lassitude d’avoir à rejouer indéfiniment la même scène, à ressasser les mêmes mots.
Comment pour la cinq mille trois cents quarante troisième fois faire comprendre à un ostrogoth arqué sur la certitude de son bon droit qu’il doit considérer l’autre goth, son point de vue, sa sensibilité, son droit à exister lui aussi?
Comment le convaincre que grandir, c’est renoncer au passage à l’acte, troquer le geste contre la parole libératrice, si possible en évitant les noms d’oiseaux. Apprendre à s’autoriser à «dire de soi» et à s’interdire de «tout dire de l’autre».
Ouaip! C’est pas gagné avec ce chenapan récidiviste: mon laïus pèsera si peu au regard de l’humiliation suprême et impardonnable du «fils de pute» balancé par l’autre branlotin.
Comme à l’accoutumée, tout commence avec le dialogue de sourd des protestations et accusations mutuelles, de l’énoncé des témoins de moralité, des petits aveux qui veulent camoufler les gros mensonges. Ca cause, ça crie, ça tempête, ça retenez-moi-ou-je-le-tue. Dans ces cas là, faisant mine de me plonger dans un dossier, je laisse les ouragans s’épuiser jusqu’à la survenue des silences piteux et gênés.
Et quand, enfin le calme règne, je rajoute quelques minutes supplémentaires de préoccupation feinte, avant que de lever un œil si possible implacable et d’un ton millimétré jeter négligemment, de la voix la plus quiète possible: «Je n’apprécie guère que l’on crie dans mon bureau, ce qui justifie déjà en soi d’une sanction…».
D’ordinaire ça calme!!!
La situation est plus grave que prévue.
L’ostrogoth n’y pas été avec le dos de la cuillère. L’a travaillé au canon de 75 le garçon, sans nuance et sans montée préalable d’adrénaline. Y’avait du désir mortifère, de la bonne grosse haine recuite, du contentieux à liquider.
«Sale bougnoul!». Comment? Amir est bougnoul? Comment ce fait-ce?
En fait Amir est bosniaque, donc forcément mahométan et par voie de conséquence, la nuit tous les chats étant gris...
Je cause «délit»
Yes sir! «Sale bougnoul!» n'est pas une opinion ni une incartade, c'est un délit, passable de sanctions pénales.
L'ostrogoth sent bien que l'affaire tourne grave: «délit», «sanctions pénales», ça sent sa gendarmerie tout ça.
Pourtant à la maison, à la palombière, au bistrot avec papa, avec certains copains du rubby, ça prête pas à conséquence. Au contraire, la meilleure historiette racisto-grassouillette vaut un surcroît de prestige.
Il y a la vérité de l'école et la réalité de la vie, des copains, du milieu, de l'entourage, de l'oncle Peïo qui fait tellement rigoler tout le monde à la fin des banquets, ou de Yann, le patron de l'«Auberge du saumon réjoui»qui pérore devant son public d'afidés.. Qu'est-ce qui compte le plus?
L'école? Elle garantit même plus du taf!
D'ailleurs d'être «bon» à l'école, c'est mauvais dés qu'on en sort. Le héros du trottoir c'est souvent le cancre, l'antithèse de l'«intello», de l'Amir. Car il est bon à l'école le con.
Que dire à l'ostrogoth? Lui causer «valeurs»? «principes»? «histoire»? S'en fout le gonze! La morale du gros barbu grisonnant, il «s'en bat les couilles». De toutes manières en rentrant à la maison, on lui dira: «C'est des cons d'enseignants».
Je cause «délit»
Yes sir! «Sale bougnoul!» n'est pas une opinion ni une incartade, c'est un délit, passable de sanctions pénales.
L'ostrogoth sent bien que l'affaire tourne grave: «délit», «sanctions pénales», ça sent sa gendarmerie tout ça.
Pourtant à la maison, à la palombière, au bistrot avec papa, avec certains copains du rubby, ça prête pas à conséquence. Au contraire, la meilleure historiette racisto-grassouillette vaut un surcroît de prestige.
Il y a la vérité de l'école et la réalité de la vie, des copains, du milieu, de l'entourage, de l'oncle Peïo qui fait tellement rigoler tout le monde à la fin des banquets, ou de Yann, le patron de l'«Auberge du saumon réjoui»qui pérore devant son public d'afidés.. Qu'est-ce qui compte le plus?
L'école? Elle garantit même plus du taf!
D'ailleurs d'être «bon» à l'école, c'est mauvais dés qu'on en sort. Le héros du trottoir c'est souvent le cancre, l'antithèse de l'«intello», de l'Amir. Car il est bon à l'école le con.
Que dire à l'ostrogoth? Lui causer «valeurs»? «principes»? «histoire»? S'en fout le gonze! La morale du gros barbu grisonnant, il «s'en bat les couilles». De toutes manières en rentrant à la maison, on lui dira: «C'est des cons d'enseignants».
Silence pesant.
Comment le toucher?
Pas l'atteindre, le toucher. Introduire du doute, éveiller la conscience, la sensibilité, percer la cuirasse?
«- Amir, essaie d'expliquer ce que tu as ressenti lorsque ce zèbre t'a traité de sale bougnoul.». Amir parle souillure, injustice, impossibilité de justifier de ce qu'il est, un rejeton franco-bosniaque dont le papa a fui les nettoyages ethniques et les horreurs de son village près de Srebrenica (ça, c'est moi qui le sait parce que j'ai discuté avec le père). Là bas, 9 adultes sur 10 sont des femmes, les hommes ont été «purifiés».
C'est pas son problème à l'ostrogoth, il y est pour rien à cette merde.
«- Mais garçon, on est tous différents. Il y a les petits, les grands, les bigleux, les rouquins, les abrutis, les génies, ceux qui comme toi portent un appareil dentaire, ceux qui n'en ont pas, ceux qui parlent basque, ceux qui parlent pas, etc. Si on commence à relever les différences et à se battre pour ça, c'est la guerre civile, on va finir au lance-flamme.
«- Mais garçon, on est tous différents. Il y a les petits, les grands, les bigleux, les rouquins, les abrutis, les génies, ceux qui comme toi portent un appareil dentaire, ceux qui n'en ont pas, ceux qui parlent basque, ceux qui parlent pas, etc. Si on commence à relever les différences et à se battre pour ça, c'est la guerre civile, on va finir au lance-flamme.
Lui son père est français, d'origine bosniaque, et toi, le tien qu'est-ce qu'il est?».
Les yeux de l'ostrogoth s'embuent soudainement.
Avec rage il éructe: «- Le mien, il est cocu.»
Ô pute borgne!
Cuirassé touché!
Y'a blème!
Forcément, «fils de pute», l'autre n'est pas tombé à côté.
L'ostrogoth s'effondre, il veut se barrer, secoué de gros sanglots terribles qu'il vomit comme un volcan crache soudain sa lave trop longtemps contenue.
Je retiens in extremis le pélerin et j'évacue le bosniaque outragé.
Passé «côté client» du bureau, cette frontière invisible qui matérialise l’autorité, assis en face de l’ostrogoth, je laisse s’apaiser les rafales de son typhon intérieur.
Il me faut moi aussi ce temps pour mettre à distance l’émotion que cette expression d’une souffrance brute de décoffrage suscite en moi.
Une souffrance qui renvoie à toutes les souffrances, y compris et surtout aux miennes.
Une souffrance qui représente aussi un piège insidieux: à tout prix il faut éviter l’empathie, ou du moins la contenir à sa place. Un chirurgien ne peut opérer efficacement s’il éprouve les souffrances de son patient.
C’est utile les larmes. Ca permet d’évacuer le trop plein. C’est la soupape de l’âme, les essences qui passent dans le serpentin de l’alambic pendant la chauffe.
L’ostrogoth tente de se maîtriser: «- Laisse venir bonhomme, laisse venir. Tu en as besoin. Souvent, ça fait du bien de pleurer. Normal, tu es vivant, tu aimes, tu souffres, tu ris, tu pleures… Le pire, c’est de ne plus pouvoir pleurer, ou de ne plus oser.»
Je l’accompagne aux toilettes, pour qu’il se rafraîchisse. Une manière de transition, de purification, de sas avant la réintégration de la parole après l’émotion.
Retour au bureau: «- Et maintenant, si tu mettais des mots sur tout ça? Histoire que toi et moi, nous comprenions ce qui se passe.»
L’ex-ostrogoth débite des malheurs ordinaires, tellement ordinaires.
Le père qui se poivre périodiquement la gueule avec les copains de bistrot pour échapper au vide de sa vie conjugale.
La mère qui s’est réconfortée avec Mourad, un collègue de travail gentil et attentionné et qui a fini par se barrer une semaine avec lui.
Le regard réprobateur ou narquois des voisins, les commentaires «bienveillants» de la mère Trucmuche à la supérette, suivis de sourires en coin, les messages cruels des copains et surtout des copines sur twitter ou par SMS.
Le père qui a voulu copuler un soir avec un platane, histoire d’en finir et qui s’est loupé le con! Sauf que la caisse est naze, et que tout le monde rigole.
Rien que de très normal! Le traintrain trivial de la vie rurale avec des rombiers ni meilleurs, ni pires qu'ailleurs!
Il a compris mon zoiseau.
Il a compris que sa colère n’était pas tournée contre Amir.
Il a compris qu’Amir n’était pas Mourad.
Il a même compris que Mourad aurait pu tout aussi bien s’appeler Georges, Michel ou Hyppolite.
Il a compris qu’il devait faire avec tout cela, qu’il n’en était pas coupable, que personne d’ailleurs n’en était coupable. Ni coupable, ni comptable.
Et que personne n’avait à «payer», pas plus Amir que Mourad.
Il a surtout compris que j'avais compris, et ça, c'est peut-être le plus important pour lui.
Il a surtout compris que j'avais compris, et ça, c'est peut-être le plus important pour lui.
Il a pas été traumatisé par une corrida mon zoiseau, simplement par un truc qu'aucune prohibition ne pourra jamais empêcher: un Mourad qui s'éprend d'une Stéphanie. Il aurait pu s'appeler Roméo ou John, et elle Juliette ou Pocahontas.
C’est la vie…
Il sort de mon bureau.
Il a écopé d’une retenue.
Normal! D'habitude le tarif c'est une exclusion d'un jour minimum.
Normal! D'habitude le tarif c'est une exclusion d'un jour minimum.
J’avise sur mon bureau le dossier de presse de Monsieur le Ministre de l’Education, avec film, site internet, procédures, numéro de téléphone vert et tout le toutim.
«Agir contre le harcèlement à l’école» qu’elle s’appelle l’usine à gaz. C’est joli, très joli.
Moi, je préfèrerais disposer d’un conseiller d’éducation pour régler ces problèmes là. Mais là haut, très loin, entre Bruxelles, Strasbourg, Paris et Berlin on dit qu’il faut «réduire la dépense publique».
Ils s’en foutent mon Amir et mon ostrogoth de «réduire la dépense publique». Ils ne savent même pas ce que c'est la «dépense publique».
Eux et leurs parents ils comprennent seulement qu'on a supprimé la trésorerie, que le bureau de poste n'est plus ouvert que le matin, que la gendarmerie est désertée, que l'an prochain ils seront 32 en classe. Que pour la moindre démarche, la moindre bricole, il faut désormais se cogner 1/2 heure de bagnole, parce que quand l'Etat réduit sa «dépense publique», c'est eux qui payent la note.
Eux, ils ont besoin d’adultes au quotidien, pas de sites, pas de numéros verts, pas de procédures, seulement des hommes et des femmes présents et disponibles avec qui on puisse causer de Mourad, plutôt que de se retrouver devant le juge des enfants.
Des hommes et des femmes qui comme moi ne savent pas comment on fait exactement pour empêcher un gamin d’en castagner, d’en insulter, d’en rejeter un autre.
Et qui essaient, comme ils peuvent, imparfaitement, maladroitement, d'entrevoir des Mourad dans les larmes.
Tout compte fait c’est simple la violence, le racisme…
Je suis las, très las!
Xavier KLEIN