Cette posture témoigne, d’une part d’une tendance générale de toute société à une consommation passive, qui refuse de s’embarrasser de tout élément venant perturber la béate satisfaction de son plaisir. Tendance particulièrement développée dans notre époque «post-moderne» friande d’éphémère, de superficiel et de «fun» sans entraves.
D’autre part, elle correspond nettement à l'instrumentalisation délibérée d’une grande majorité du mundillo qui fait le pari d’une tauromachie de masse, peu informée et peu cultivée tauromachiquement parlant, à qui elle vend du rêve et du plaisir facilement consommables par le plus grand nombre.
Lors de la soirée de Meillon, plusieurs questions, remarques et interventions sont venues à point nommé inciter à la réflexion. Il était difficile compte tenu de la composition du public de répondre à cette exigence.
Plusieurs paroles prononcées posent les bases du problème: «On est là avant tout pour prendre du plaisir, pas pour se prendre la tête», «La corrida est avant tout affaire de passion, pas de raison», «Les trois membres de la présidence ne peuvent avoir raison tout seuls contre une arène», «La présidence a une responsabilité quant au succès d’une corrida (par exemple: en la lançant par l’octroi d’une oreille)». Et cette réflexion tout à fait extraordinaire dans la bouche de Marc Amestoy: «Je ne comprend pas (et c’était sincère!) de tels déchaînements de passion, chez des gens que l’on voit parfaitement urbains par ailleurs en d’autres circonstances. Dans les arènes, ils se défoulent.». Qu'un garçon aussi avisé que Marc se trouve dans l'incapacité de prendre acte d'un phénomène aussi évident laisse rêveur: comme le sport, la corrida est la mise en scène, la ritualisation et l'exutoire de la violence sociale. Comment peut-il s'en étonner, à moins de se dûper lui même sur la signification profonde des choses?
On voit bien que par delà le rôle de la présidence, c’est la fonction de la corrida qui est clairement posée. Et sur ce thème, bien peu de discours acceptent de considérer sincèrement et lucidement les choses.
Pourquoi? Parce que les argumentations proposées relèvent de ce qu’on nomme en psychanalyse des rationalisations, c’est à dire des justifications soit disant raisonnables de ce qui procède avant tout de quelque chose qui ne l’est nullement et participe tout au contraire du domaine de la pulsion.
A mon sens, c’est le refus d’assumer cette expérience pulsionnelle, profondément respectable, mais vécue honteusement, qui donne du crédit aux anti-taurins, qui eux, n’hésitent pas à désigner clairement les choses. C’est le camouflage argumentatif constitué de lieux communs irrecevables qui décrédibilise le discours taurin: le déni de la souffrance du toro ou la justification par l’esthétique, par exemple.
Tout au contraire, si l’on envisage la corrida comme la confrontation métaphorique de la nature et de la culture; ou autrement dit de la pulsion et de la raison, la raison venant civiliser, organiser, tempérer, cadencer, limiter le chaos de la sauvagerie; alors tout prend sens.
Non, la corrida n’est pas affaire de passion dans son objet: le combat et la mise à mort d’un toro. C’est grâce à la mobilisation de la pensée, de l’intelligence et de la détermination que le torero parvient à triompher de la puissance anarchique du toro. Quand renonçant à l’instinct primal de la fuite, le torero empiète sur le terrain du toro pour le «burlar» (tromper) en allant chercher l’œil et la corne contraire, il met en œuvre les ressources de l’observation, de l’analyse et de la volonté, toutes prérogatives dont le toro est dépourvu.
Il en va de même pour le spectacle en lui-même. L'immense majorité du public vient, il est vrai, pour éprouver du plaisir, ce plaisir si particulier de l'arène que Cicéron et les anciens romains nommaient «voluptas», il y a déjà 2000 ans. Le problème, c'est que l'assouvissement sans limite de ce plaisir ne saurait être envisageable, au risque de la barbarie et du chaos. Tout acte civilisateur trouve sa source dans la limitation du principe de plaisir par la loi.
L'expression de la loi dans une plaza de toros, c'est le règlement dont la présidence est dépositaire.
Ce qui m'a surtout indigné le jour de l'indulto de Desgarbado à Dax, c'est qu'on n’était plus dans la loi, mais dans un mécanisme de transe collective transgressive et incontrôlée qui venait submerger toute raison, au mépris des règles les plus élémentaires. Il faut comprendre un tel dérapage comme une étape supplémentaire dans la manifestation du pouvoir de la masse et dans l’expression du signe de son triomphe et de sa félicité. Après une, deux oreilles, la queue, le zénith de l’extase sera désormais l’indulto et l’opportunité de dire: «J’y étais» (comme à Austerlitz...).
Ces dérives ne constituent pas une nouveauté. Dans les années 50, dans le grand mouvement de starisation entamé par Manolete et assumé par Dominguin, on a vu fleurir les sabots, les cornes ou même le toro entier, offerts en pâture au désir effréné de triomphe qui venait justifier et légitimer le plaisir ressenti et le prix consenti. On en avait pour son argent et l'évènement avait été extraordinaire puisque de tels trophées avaient été décernés. Et puis, plus on minimise l’exigence, plus on augmente la réussite. Il en va des corridas comme des examens et concours: quand on baisse les seuils, on augmente le pourcentage des lauréats, quitte à dévaloriser l’ensemble. Démagogie quand tu nous tiens!
La justification de la Présidence doit donc s'inscrire dans l'action de la raison, de la connaissance, de l'analyse et de la pensée qui viennent faire limite et garde-fou à l'excès de la passion et du désir de jouissance (du torero et/ou du public).
L’exercice de la présidence se rapprocherait dans ce sens, de celui d’un juge, qui, de la même manière, représente la loi qui vient s’opposer et sanctionner les transgressions. Le juge n’est pas là pour empêcher de vivre, mais tout au contraire pour permettre le «vivre ensemble» qui suppose la limitation des désirs individuels. Pour autant il doit accepter pleinement d’insatisfaire et de déplaire, car c’est la conséquence de la «castration du désir»: on ne fait pas plaisir mais on fait du bien. Tous les adultes en situation d’éducation devraient le savoir. Est-ce vraiment le cas dans une société de la permissivité à tous crins et du «jouir sans entraves»?
Quand on gracie Desgarbado au mépris de toute règle, aux seuls motifs de la jouissance du public, on bafoue la loi et on bafoue la présidence. Cela ne peut se poser sans conséquences.
Le juge n’est pas là non plus pour se prononcer sur la légitimité de la loi, encore moins pour l’ignorer ou l’invalider, mais pour l’appliquer en l’adaptant, si besoin, avec pondération, pertinence et équité, au cas particulier de chaque action ou infraction. D’autant plus que le règlement taurin est infiniment plus précis et clair que ce qui se prétend avec beaucoup de légèreté. Voilà l’argument de ceux qui se défaussent en refusant d’assumer des responsabilités clairement définies.
Que l’application pratique en soit complexe ou difficile est un autre problème, dans la mesure où les présidences ne jouissent aucunement de pouvoirs de coercition de nature à crédibiliser leur légitimité, ce qui les pousse à la transaction permanente entre le souhaitable et le réalisable. Quand bien même en bénéficieraient-elles, qu’on peut douter qu’elles en usent! L'exemple espagnol vient régulièrement le confirmer.
Il y a donc lieu d’afficher la plus grande méfiance et la plus grande fermeté à l’endroit du discours qui tend à faire des présidences une partie agissante de la fiesta brava, responsable de l’animation. Quand un président prétend «lancer la corrida» en accordant une oreille ou en envoyant la musique, il sort de son rôle et de sa neutralité pour devenir partie prenante. L’octroi d’une récompense, trophée ou musique, doit correspondre à la sanction objective d’une action, et non à la promotion du spectacle. On ne saurait être juge et partie.
Une présidence n’a aucunement à s’impliquer affectivement dans le déroulement d’une corrida, elle est même là pour le contraire, c’est à dire contrevenir à l’excès d’émotion. Il ne lui incombe pas plus de faire émerger un consensus. Un consensus est un acte qui relève, entre autres, du champ du politique, nullement du champ du jugement objectif et éclairé que doit acter une présidence.
C’est pourquoi, par honnêteté intellectuelle, les candidats à la présidence devraient renoncer à entretenir des amitiés ou des complicités affectives avec le mundillo et particulièrement les toreros. Ou bien s'ils en sont incapables, renoncer à assurer une charge, qu'ils ne pourraient sereinement exercer, en toute indépendance d'esprit et sans conflits d'intérêt. Confierait-on le soin de juger un cambrioleur ou un agresseur à un ami de la victime?
En revanche, la présidence se doit d’être pédagogue. C’est à dire de donner du sens.
On connaît ce sentiment de malaise éprouvé quand un torero qui «porte sur le public» obtient des récompenses exagérées et souvent même totalement injustifiées alors que le travail sérieux, méritoire et valeureux d’un autre, passe inaperçu d’un public peu informé. L’équité, la justice et le jugement éclairé de la présidence imposent alors la reconnaissance de «ce qui vaut».
Car la présidence joue un rôle éminemment normatif puisqu’il lui incombe de fixer la mesure de toute chose et d’introduire un jugement.
A SUIVRE DANS HISTOIRES DE PALCOS 3
Xavier KLEIN