Pourquoi pourrait-on se demander?
Parce qu'une passion spécifique n'a de réel intérêt pour occuper la vie d'un homme que dans la mesure où elle recèle une part d'universel, ou bien elle ne demeurera qu'un hochet.
En outre, la mise en perspective de deux sciences, ou devrait-on dire de deux arts, permet une meilleure compréhension de chacune d'elles. On en arrive parfois à s'écrier intérieurement: «- Mais oui, mais c'est bien sûr!». Par la grâce de la transposition, la comparaison éclaire d'un jour nouveau certains aspects restés obscurs.
Le problème, dans ce genre d'entreprise, c'est que le sujet est tellement vaste, qu'on ne sait par quelle entrée l'appréhender pour obtenir quelque chose de construit.
Quelques évidences fortuites ont attiré mon attention.
Les discours évoluent insensiblement, des notions apparaissent et s'imposent comme des évidences. Ainsi, ai-je été frappé d'une expression qui revient sans cesse et s'est imposée sans qu'on y prenne garde: le rugby est maintenant défini comme un «sport de combat collectif». Il y a vingt ans, cette vision eût parue, sinon scandaleuse, du moins surprenante. Pourtant elle triomphe actuellement comme une vérité révélée.
Je me questionne depuis longtemps sur les raisons de la localisation extrêmement précise et limitée de la tauromachie «à l'espagnole» en France et notamment dans le sud-ouest. Je n'arrive pas à définir une, voire plusieurs explications concomitantes qui soient satisfaisantes. En revanche, ce qui est particulièrement frappant, c'est de constater qu'un ensemble culturel gascon a retenu un certain nombre de pratiques sociales et ritualisées comme moyen de gestion de la violence individuelle et collective. Dans le sud-ouest, la corrida va de pair avec le rugby. Ce sont deux truchements qu'on y a adopté pour contenir et disons le, transcender la violence. Comme par hasard, on y connaît moins qu'ailleurs les manifestations violentes, les bagarres de fin de bal, les émeutes urbaines, les incivilités. Certes la situation se dégrade ces dernières années, comme ailleurs. Cela me semble dû à la désaffection d'une partie croissante de la jeunesse pour ces activités. Les stades et les arènes ne drainent pas autant la jeunesse qu'il y a 20 ans. Le poids de l'argent paraît décisif dans ce changement. La professionnalisation du rugby et l'augmentation du tarif des billets d'entrée tant au stade qu'aux arènes, altèrent en profondeur l'attrait et la pratique populaires, auparavant accessibles à tous.
Il y a également une évolution des mentalités, comme un affadissement global de la société. Le maître mot des jeunes de nos jours, c'est «le fun». Une notion clairement contradictoire avec la masse de travail, d'efforts, de renoncement qu'exige la pratique d'un sport tel que le rugby.
Effort, travail, ascèse, discipline, tant de mots qui inspirent plutôt la répulsion de nos jours. Surtout le dernier! Et pourtant discipline signifie à son sens premier (du latin "disciplina"), l'action d'apprendre, mais aussi l'éducation, la formation, les principes, les règles de vie. La discipline, c'est ce à quoi se soumet le disciple, c'est à dire l'élève, l'apprenti.
Les arts martiaux sont fondés sur le principe de la transmission entre un maître et un ou plusieurs disciples. Le maître n'étant pas compris comme un simple dispensateur de techniques, mais comme celui qui apprend la vie. La notion de maître ne suppose, a priori, aucun rapport de supériorité dans les contextes traditionnels. Le mot «senseï» (traduit du japonais en «maître») signifie littéralement «celui qui est né avant». Le maître ne bénéficie donc que du privilège de l'antériorité et donc de l'expérience. Il n'est qu'un maillon dans la chaîne de la transmission. L'apprentissage des arts martiaux repose, comme dans toutes les cultures traditionnelles sur la répétition et sur l'imitation.
Le maître montre. Le disciple essaie de reproduire et de mémoriser.
Cette didactique (moyen d'instruire) s'oppose aux conceptions contemporaines occidentales où l'on vise avant tout à développer intelligence, créativité, esprit critique.
Elle a pourtant prévalu chez nous jusqu'au milieu du XXème siècle.
Les maîtres traditionnels considèrent toutefois qu'il convient de posséder le vocabulaire et la technique avant de disserter. Pour s'exprimer, il faut connaître les mots et la manière de les assembler, avant de faire des discours.
La méthode tend effectivement à la reproduction de schémas existants et n'encourage guère la novation et l'inventivité. En apparence seulement. Elle n'a nullement empêché l'apparition de talents et de génies, qui, à leur heure, une fois les bases techniques assimilées, ont su se différencier de leur maître, et se livrer à l'innovation. Il en fût ainsi pour Leonardo Da Vinci, Raphaël, comme pour Goya, Bach ou Mozart.
Elle constitue également la pédagogie la plus démocratique qui soit. Elle est ouverte à tous et tous peuvent y satisfaire. Certes la progression n'est pas identique. Certains cheminent rapidement, d'autres ont un rythme d'acquisition plus réduit, mais le plus grand nombre finit, à l'usage, par acquérir. Certains comprennent le sens, d'autres non, mais tout le monde sait faire. L'outil de base de l'apprentissage des arts martiaux traditionnels japonais, c'est le kata. Le kata est un exercice difficilement définissable et compréhensible dans toutes ses acceptions pour un esprit occidental.
C'est un scénario réalisé seul ou en binôme, qui permet d'intégrer une ou plusieurs techniques de combat, tant offensives que défensives. Soit pour les travailler, soit pour se prémunir du danger de les travailler librement, ces techniques sont codifiées selon des schémas rigoureux qu'il convient de respecter à la lettre.
La collection d'un grand nombre de katas permet de passer en revue la globalité de toutes les situations et hypothèses possibles en situation de combat.
En dépit de cette diversité, l'ensemble de ces variantes découlent de quelques schémas de base, voire même d'un seul: esquiver l'attaque, parer, entrer dans le centre de l'adversaire, exploiter cette position.
Le kata est aussi une micro histoire, une mise en situation qui doit se réaliser de la manière la plus réaliste possible pour signifier quelque chose. Pratiquer pleinement un kata, c'est connaître un moment de vie intense, vivre une histoire résumée et dense compactée en quelques minutes.
Le premier kata de Jodo consiste à esquiver en l'absorbant, l'attaque d'un sabre, de contrôler les mains de l'adversaire avec son jo (bâton), de le forcer ainsi à reculer et à prendre une garde haute, puis de contre-attaquer par une frappe à la tête, qui termine le combat
On voit donc qu'il ne s'agit pas de faire n'importe quoi. Le danger de blessure est réel, même avec des armes de bois. La violence, qui constitue le moteur initial de l'action doit être parfaitement gérée, canalisée, enfermée dans des règles strictes.
D'aucuns pourraient trouver ridicule ou monotone de polir et repolir ainsi, des centaines, des milliers de fois, les mêmes gestes. C'est négliger d'admettre qu'un geste ne se comprend réellement que «de l'intérieur», sa compréhension procède de sa répétition, ou autrement dit, on pratique d'abord et l'on comprend après.
C'est pourquoi les grands maîtres japonais ne parlent pas. Ils ne se perdent pas dans d'interminables explications: ils montrent. A l'élève de développer son attention, son acuité. S'il ne comprend pas, c'est qu'il n'a pas atteint le niveau pour comprendre et doit poursuivre son travail. Ce n'est nullement dramatique, les maîtres ont l'éternité, les élèves aussi. Tout vient à point à qui sait attendre.
Un geste, un kata, n'est jamais parfait en soi. Ils dépendent complètement de l'environnement et surtout de son principal facteur, l'adversaire. Un bon kata est donc un kata réalisé en complète harmonie et adéquation avec l'adversaire: l'intensité et la vitesse de son déplacement, ses distances, son rythme, sa puissance, sa morphologie. Tout est question d'adaptation immédiate et appropriée à l'autre.
Cela ne vous dit toujours rien?
La progression d'un élève passe par des étapes successives. Il faut apprendre chaque geste, le travailler sans cesse et le parfaire, puis il faut mémoriser les enchaînements, enfin quand les modalités pratiques sont assimilées (quand on possède la vocabulaire et la grammaire), commence le véritable travail.
Ces différentes étapes ne sont ni prévisibles, ni quantifiables, on constate l'évolution d'un pratiquant à son aisance et surtout à sa «forme de corps», une manière particulière de se déplacer, de se mouvoir, d'assurer ses appuis.
On réapprend à respirer, à marcher, à rester immobile, et surtout à être. On se réapproprie son corps dans une progression parfaitement balisée, expérimentée depuis des siècles par l'expérience des maîtres successifs, qui, ne l'oublions pas ont été aussi des élèves et ont vécu ce que l'on vit.
La menace permanente pour le pratiquant, c'est le défaut de vigilance, l'attention, la conscience ou la concentration qui s'évaporent. Le pire travers des katas est alors de se livrer à l'enchaînement mécanique, de tomber dans le train-train et la routine, de dériver vers la chorégraphie. Il faut sans arrêt garder à l'esprit que l'on se trouve dans une situation de conflit dont la vie ou la mort peuvent dépendre. C'est à ce prix, que le véritable travail se réalise. Je parle bien évidemment d'un travail sur soi.
Dans les premiers temps on est obsédé par la technique, puis par la performance, ensuite par le résultat. Tout cela ne représente que des leurres et des illusions. Il faut parvenir à un état de disponibilité totale à l'autre, à ses actes, à l'univers qui vous entoure. Oublier son corps, oublier sa pensée, oublier sa volonté pour être complètement transparent tout en restant parfaitement présent ici et maintenant.
On n'apprend pas le kata, c'est le kata qui nous apprend.
Deux ou trois tournois ou compétitions annuels permettent de se mesurer, d'évaluer sa progression, de se confronter à la diversité des adversaires et donc d'enrichir son expérience; mais aussi de se rencontrer, de partager. Il ne s'agit nullement d'être meilleur que l'autre, mais de se dépasser soi-même.
En compétition, les combats se déroulent dans la gravité et le silence, juste brisé par les «kiaï», ces cris qui permettent de réguler l'énergie interne. Les maîtres ne disent mot à leurs élèves en compétition, ni encouragements, ni critiques. La compétition est un résultat, l'instantané à un moment précis de l'état d'être d'un élève, la résultante de son travail, le constat de ses efforts, de ses savoirs et de ses capacités. Elle n'est uniquement que la base et l'évaluation du travail à accomplir, dés le lendemain, pour continuer à se perfectionner.
Un vrai maître ne félicite pas plus qu'il ne blâme. Ce sont des attitudes infantilisantes, qui ne permettent pas d'accéder à l'autonomie. Il donne du sens et il encourage pour que le pratiquant continue sa progression.
Un jour où je pestais à la suite d'une technique que je n'arrivais pas à réussir. Mon ami d'Irun et mon maître en iaïdo, Kastor, m'interpella avec un grand sourire: «- Vois-tu Xavier, tu viens de commettre 3 erreurs: tu n'as pu réaliser la technique, ce qui n'a aucune importance, tu as manifesté ta déception, pour quelque chose qui n'a aucune importance, et tu a manqué d'indulgence envers ta propre imperfection, ce qui est de l'orgueil.». Tout était dit! Maintenant quand cela m'arrive, je souris en pensant à Kastor, je prend une bonne goulée d'air frais, je me relaxe et ...je recommence la technique.
Est-il besoin de préciser qu'il suffit de remplacer kata par faena, et pratiquant par torero, pour que l'ensemble des considérations énoncées ci-dessus deviennent complètement cohérentes et pertinentes dans le domaine taurin, et que ce dernier gagnerait considérablement à s'ouvrir à d'autres approches susceptibles d'enrichir ses pratiques?
D'évidence, nous n'en prenons guère le chemin.
Deux exemples, que l'on pourrait multiplier, me viennent à l'esprit.
Je lisais hier dans une reseña: «Sébastien Castella, manifestement a gusto face à son second, noble mais faible, a soulevé l'enthousiasme du bouillant public de Cañaveralejo, à droite d'abord lors de séries complètes, puis à gauche avec moins de continuité par la faute du toro.» (http://puraficion.blogspot.com/2008/12/las-cumbres-de-la-nulidad.html). Cette réflexion, nullement le fait de l'ami Don Pedrito, me paraît le comble et le symptôme des errements actuels. Jamais il ne viendrait à l'idée de quelque senseï digne de ce nom, d'imputer un échec à l'adversaire, en l'occurrence au toro. L'erreur provient toujours du pratiquant, en l'occurrence le torero, qui n'a pas su adapter son toreo au combat en cours. Le toro ne fait jamais d'erreur.
Les modalités du toreo moderne ne s'embarrassent plus du «A cada toro su lidia» des anciens. On préfère modifier le toro, que remettre en cause le torero.Avec cela, comment voulez-vous progresser et vous perfectionner?
De même, il n'y a rien qui ne m'irrite plus que les jaleos ou les conseils que débitent depuis le burladero, des "Roger Couderc du callejon" à des toreros (parfois confirmés). En compétition, le maître se tait. Pendant une faena le torero doit être seul. La faena est le résultat de son travail, de son entraînement, de ses efforts. Elle est ce qu'elle est. Si le torero a besoin de conseils, d'encouragements, c'est qu'il ne mérite pas le qualificatif de maestro. Il en va de même pour les novilleros. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Il vaut bien mieux faire le point après. Un «debriefing» où l'on porte l'apprenti à évaluer lui-même, avec sincérité et sans complaisance, le travail réalisé. Ce dont on prend conscience par soi-même est infiniment plus profitable qu'un conseil dont on ne saisit pas la portée.
Bien évidemment, ces postures pédagogiques n'impliquent que les protagonistes. Les spectateurs ou les commentateurs demeurent libres de leurs jugements et de leurs réactions. C'est la dure loi de ce qui est, aussi, un spectacle.
La corrida est aujourd'hui malade de la facilité et du renoncement aux contraintes.
Cette maladie trouve sa source dans une dérive continue vers des contingences commerciales qui relèguent l'exigence et l'idéal au rang de l'accessoire.
L'équilibre est rompu, il convient de le rétablir. On aimerait que le surnom de «samouraï» attribué à l'une de nos figura, recouvre une réalité généralisée et non un artifice médiatique...