L' anamorphose des "Ambassadeurs" d'Holbein Sans contredit, nous vivons une époque formidable.
C'est ce dont j'essaie de me convaincre quand me prend le désespoir d'être né.
L'affirmation s'avère pourtant authentiquement vraie.
On voit bien, ô lecteur, que tu n'as pas connu les gaietés de l'an 650 avant J.C. sous le règne du désopilant Assurbanipal; 410 et son sac de Rome par les Wisigoths d'Alaric; ou nec plus ultra, en 1440, les taquineries de Vlad Basarab dit Ţepeş (l'Empaleur), un charmant garçon qui paraît-il appréciait beaucoup la bière sur la fin.
Dans ce bon vieux temps on savait gaudrioler sans chichis et le brave quidam valaque avait de quoi regarder l'avenir avec sérénité: plus de problème d'hémorroïdes et un ciel sans nuages!
Alors vous pensez bien que vivre en Europe, une ère de paix , de prospérité, de sécurité, de progrès technique, médicaux, sociaux, culturels telle que l'humanité n'en a jamais connue ne peut qu'engendrer la morosité et l'ennui!
Votre serviteur par exemple a vu dans son enfance les derniers labours avec des boeufs, les dernières meules de foin, les ultimes lessives au lavoir, les bouteilles consignées, le laitier matinal, la société de l'économie et de la réutilisation. Bien que né en 1957, il a vu émerger les bienfaits de la consommation de masse, la voiture pour tous, les transports aériens démocratisés, l'éradication de la variole, et même a profité à trois reprises de ces petits ressorts qu'on glisse habilement dans les artères et qui vous permettent de continuer à fumer comme un pompier et de bouffer comme un chancre au lieu trente ans plus tôt de consommer les pissenlits par la racine.
Que de progrès extraordinaires!
On oblige désormais la moitié des actifs à travailler jusqu'à soixante cinq ans pendant que l'autre moitié est au chômage. On bénéficie d'une industrie du déchet que l'on paye fort cher. On programme des produits qu'on pourrait fabriquer indestructibles-pour une durée de vie volontairement limitée juste pour jouir du plaisir de dépenser une énergie fossile à les reconstruire. On vend des armes aux rois nègres pour avoir la bonne conscience de leur expédier nos ministres assurer le service après vente en sacs de riz. Nos banques font des profits pharamineux et on doit se cotiser pour qu'elles puissent continuer à en faire. Etc., etc.etc.
Et les toros dans tout ça?
Ils ont, les pôvres, suivis la courbe ascendante et néanmoins glorieuse du progrès.
Poussés par quelques trous du culs anti-taurins, qui n'ont pas encore compris qu'eux aussi mourraient ou souffriraient un jour, nos élites mundillesques délaissant les ors vieillissants des traditions surannées se veulent eux aussi modernes...
Cachez cette hémoglobine, ces piques, cette sauvagerie, cette peur, que nous ne saurions voir! L'homme comme le toreo, le toro ou le torero doivent s'assumer désormais dans la MO-DER-NI-TE.
La queste du Graal génétique est lancée. Les modernes chevaliers, génomes au poing, vont traquer la noblesse reproductible, la bravoure à consumation différée, l'énergie motrice modulable, le toro à flexion cervicale autoprogrammée.
Après les taurodromes, on voit se profiler l'entrée en force du tapis d'entrainement, des coachs, des podologues, des kinésithérapeutes bovins, des cardiologues, des diététiciens, des plasticiens, des anatomiciens, des académiciens, des patriciens et des pharisiens.
Petite déprime du bestiau? A quand la Gestalt-thérapie ou un petit coup de cri primal.
Le bonheur MODERNE est à ce prix. Est-il concevable de pouvoir encore souffrir? De devoir encore mourir?
Si on peut! Mais dans la dignité et le soin palliatif. On paie pour cela.
Avant dans les temps barbares, on mourrait chez soi -bien ou mal- mais tout un chacun, même le plus bas de plafond savait qu'il allait falloir un beau jour s'y résoudre.
On était lavé, «bouchonné», on vous revêtait du costume du dimanche, celui de votre mariage.
On vous veillait, pendant trois jours, comme le Christ.
Le premier voisin accueillait les visiteurs, qui disaient les mots stupides et vains qu'on prononce toujours dans ces cas là, mais qui vous font quand même chaud au coeur, même de la part de votre pire ennemi. Ils allaient vous cloquer un pet d'eau bénite parfumée au laurier, avec dans le meilleur des cas une petite prière, puis s'en revenait boire un coup en «potinant» ou en se remémorant le best of des exploits du défunt.
Et puis il y avait la messe où l'on disait de si gentilles choses sur le cher disparu, où l'on déroulait de si belles patenôtres, qui faisait tant de bien là aussi, même si l'on en était pas convaincu: la mort attire toujours les sympathies tardives et engendre les vertus ignorées. Il y avait l'encens, l'eau lustrale, les cantiques, les lectures, tout cet antique cérémonial qui permet de se rendre compte qu'on n'enterre pas un chien.
Et puis on était porté en terre par les amis et les hommes de la famille dans les fragrances de sapin du même menuisier qui avait confectionné votre berceau et votre lit nuptial.
Et puis il y avait le repas funéraire où les femmes se levaient brusquement pour s'en aller pleurer.
Et puis il y avait les coupes qui se vidaient, les fous-rires nerveux qui se livraient enfin après les pleurs et la tension.
Et puis venaient les anecdotes ou les grivoiseries des temps gais et joyeux qui reprenaient avec la vie.
Le travail du deuil qu'ils disent!
C'était dur, comment cela pouvait-il, hier comme aujourd'hui, en être autrement, mais c'était calme, lent et serein.
J'en ai connu des funérailles d'aïeux dans la montagne commingeoise où après s'être tapés à pattes les trois kilomètres de sentier poussiéreux entre l'église et le cimetière, on faisait la halte à la ferme adjacente pour boire une chopine sous la cagna, avant que de «procéder».
L'ancien qu'on portait en terre avait été vif, sage et avisé. Aimant et dévorant la vie comme un gascon de bonne race. Il portait beau et alerte ses 83 printemps. Six mois avant il était monté avec le «broc» pour restaurer la tombe, au cas où... Tout était prêt, le temps était venu, il faut savoir partir.
De nos jours «le progrès fait rage».
L'ancien radote en maison de retraite (c'est pour son confort), il en sort les pieds devant pour le funérarium (c'est plus commode), ce sont des mains étrangères qui l'embaument (c'est pour l'hygiène), il n'est plus veillé (c'est moins fatiguant), vite enseveli (c'est plus rapide), ce sont des épaules étrangères qui le portent (c'est plus confortable), enfin il est incinéré (c'est plus pratique).
Depuis le néolithique en France et notamment dans le sud-ouest, on ensevelit les morts. C'est l'un des principaux signes de l'apparition de la civilisation.
Dans notre culture (nous ne vivons ni chez les vikings, ni chez les hindous), la crémation est la fin infamante: on brûle les sorcières, on brûle les pestiférés, on brûle les hérétiques, afin qu'il n'en demeure rien. On en même venu à brûler, parce que c'était volontairement ignominieux, les juifs: les stücke (les morceaux, les pièces).
La crémation témoigne d'une certaine culture de la négation de la mort, dans laquelle le corps, devenu simple déchet, doit totalement disparaître, et avec lui le souvenir, le culte rendu aux défunts.
Allez vous étonner avec tout cela que la barbarie sommeille sous la cendre, ardente à se raviver.
On reconnaît une haute culture à la manière dont elle traite la mort, dont elle traite les morts, et, par delà, à la manière dont elle dispose de tous les "déchets" improductifs et indésirables qui l'encombrent (ses prisonniers, ses clochards, ses exclus, ses malades incurables, ses aliénés).
Vous en doutez?
Voyez comme dans le camp de concentration de Kraków-Płaszów, on pavait l'allée avec des pierres tombales juives. Voyez comme à Carpentras on a exhumé des cadavres. Voyez comme on a profané la tombe du regretté Julio Robles. Voyez comme lors du siège de Gaza on a volontairement détruit des cimetières arabes.
Durant toute l'histoire de l'humanité, l'homme a su voisiner avec la mort, s'en accommoder. Des banquets antiques où l'on produisait des ossements: "Carpe diem quam minimum credula postero" (Odes d'HORACE: "Cueille le jour présent, en te fiant le moins possible au lendemain") à la méditation sur la mort présente dans l'art jusqu'au temps modernes, la permanence et la présence de la mort dans la vie courante était logique, naturelle et évidente.
La mort un "non-dit", le cadavre un déchet, la souffrance baillonnée: comment nos sociétés "modernes" ont-elles pu dériver à ce point dans la voie du déni?
La corrida vient nous appeler à regarder en face, ce que les autres ne veulent plus avoir à connaître. C'est -faut-il le hurler?- un acte culturel intense qui ne doit jamais se résumer à un spectacle de divertissement.
Une culture qui ne sait plus regarder la mort, qui ne sait plus respecter et honorer les morts, entre sans s'en douter dans la barbarie.
La véritable barbarie n'est pas là où certains la croient, et surtout pas dans les arènes.
Elle se nourrit de la négation de ceux qui veulent l'ignorer.
Xavier KLEIN
Masque mortuaire de William Blake