Monsieur,
Nos
précédents échanges de courrier n'ont donc servi à rien. Vous
persistez à affirmer que l'émission que j'ai l'honneur de diriger,
Signes du Toro, participe à un "véritable conditionnement des
(…) téléspectateurs ", fait "exclusivement l'apologie
d'une corrida-spectacle" et opère des choix "révoltants".
Vous
faites état dans votre argumentation des "options et des goûts
toreristas" des journalistes de l'émission. Nous sommes deux,
Zocato et moi-même. En ce qui me concerne, je vois peu de pertinence
à cette division torista/torerista. Et je suis par conséquent bien
incapable de me situer dans un "camp" ou dans l'autre:
c'est comme si vous demandiez à un amateur de café au lait de dire
s'il préfère le lait ou le café. Au contraire de vous, qui
bondissez d'affirmations péremptoires en réquisitoires définitifs,
j'ai peu de certitudes en matière taurine; après 25 ans passés à
traiter de tauromachie à la télévision (à quoi il faudrait
ajouter quelques années à Radio France), je suis certes en mesure
de citer les toreros, les toros et les après-midi qui m'ont marqué
et mais je suis bien incapable de "théoriser" une
quelconque pensée globale sur la corrida, son évolution, son
avenir, ce qui la menace, que sais-je encore. Appliqués à mon
travail, les termes de "monopole" ou de "pensée
unique" me semblent à peu près aussi bien convenir qu'un tutu
rose à un mammouth. La seule chose dont je sois sûr, c'est que je
n'imagine pas louper une feria de Nîmes ni une feria de Céret: les
deux me sont également agréables. Pour des raisons différentes,
bien sûr.
Comme
je vous l'ai déjà écrit, j'assume entièrement les choix de
tourner telle corrida plutôt que telle autre. Pour des raisons
économiques, nous ne pouvons "couvrir" tous les spectacles
et je considère qu'il est plus "rentable" de déplacer une
équipe sur une feria proposant plusieurs spectacles.
En
2011, par exemple, nous avons tourné simultanément les corridas
d'Orthez et de Saint-Vincent de Tyrosse et j'ai décidé de ne passer
que quelques images d'une faena de Stéphane Fernández Meca à
Tyrosse. Vous êtes, je pense, parfaitement bien placé pour
considérer avec moi que montrer des piques ou des passages de faenas
de la corrida de Dolores Aguirre n'aurait été agréable ni pour cet
élevage, ni pour le fournisseur de la cavalerie, ni pour les
toreros. Ni pour l'organisateur de ce spectacle.
Quant
à "l'intérêt intrinsèque" de ce sujet, il n'y en a
aucun pour une émission de télévision qui se veut destinée à
tous les publics et qui prétend montrer de la corrida une image de
vitalité, de diversité et de beauté.
Nous
sommes en train de préparer un long sujet sur les toros d'Escolar
Gil que nous avons filmés au campo, à Vic, à Céret, à Mont de
Marsan et à Dax. J'ignore si vous considérez que cette ganadería
est "torista" ou "commerciale" et pour dire la
vérité je crois bien que ça m'importe assez peu. On y verra des
piques données, me semble-t-il, dans les règles de l'art, des
combats de toros particulièrement braves, des hommes valeureux. On
verra Sandoval à cheval, les yeux clairs de Robleño et le manteau
gris des toros. On racontera la blessure de Castaño, l'orgueil de
Lescarret et la faena d'Aguilar.
J'espère
que ça vous plaira.
Joël
Jacobi
PS.
Je vous laisse libre de publier ce courrier sur votre blog et vous
remercie par avance de ne pas apporter votre soutien à l'émission
au cas où elle viendrait à être menacée.
Monsieur
Jacobi,
Il
m'est difficile de croire que vous n'ayez pas lu avec attention
l'ensemble de l'article et qu'en conséquence vous n'ayez pas
sciemment répondu à ce qui en constituait l'essentiel.
En l'espèce,
il ne s'agit nullement d'une distinction torista/torerista, à
laquelle je n'accorde guère plus d'importance que vous (je suis
«morantiste» et «ponciste», j'ai un abono à Dax et je serai avec
plaisir à Bayonne en septembre), mais du problème d'une prime plus que
conséquente accordée aux grandes plazas et aux grandes ferias par
rapport aux «autres».
La
«ségrégation» que vous opérez et la critique que je formule se fondent surtout entre
«corrida-spectacle» et «corrida-afición».
Ne vivant pas de la
chose, et n'ayant aucun intérêt personnel et pécuniaire à sauvegarder, sinon la survivance
d'un rituel qui me tient à cœur, et par ailleurs, pour cette raison,
préoccupé de comprendre le sens de ce qui se passe, je me permets
de proposer débats, analyses et propositions. Ce dont vous n'avez
cure puisque votre travail serait de rendre compte.
Mais
tout le problème est là: rendre compte de quoi?
Vous
exposez très clairement vos présupposés: il vous est inimaginable
de «louper une feria de Nîmes ou de Céret».
Fort bien! Cependant, il
pourrait vous être également inimaginable de «louper les novilladas de Parentis, la semaine taurine
de Saint-Sever, les excellentes novilladas de Garlin, les corridas de
Saint Vincent de Tyrosse ou … d'Orthez, etc.» (pour ne parler que du
Sud-Ouest). Mais cela aussi, vous est … inimaginable. Quel déficit d'imagination pour un créateur audiovisuel!
Vous
persistez à nier l'évidence des goûts que vous imposez. Que vous
en ayez est humain, compréhensible et admissible, mais que vous vous
dupiez sur le fait d'en avoir, c'est à dire sur votre «subjectivité
agissante» est tout de même légèrement problématique, surtout pour un journaliste.
Ce
qui est particulièrement gênant -mais vous n'êtes certes pas le
seul dans ce cas- ce sont les poncifs et les a priori que, pour le
coup, vous imposez péremptoirement, comme péremptoirement vous
décidez de «l'intérêt intrinsèque» d'un sujet.
Si l'an dernier,
la corrida d'Aguirre s'est déroulée dans des conditions
météorologiques désastreuses, prêtant peu il est vrai à relation télévisuelle, ce ne fut
nullement le cas cette année où nous avons bénéficié d'une
novillada de qualité (avec Sandoval à cheval, des veraguas
jaboneros et capirotes, des cogidas, de l'orgueil, etc.) et d'une corrida
dont tout un chacun est sorti très satisfait, bien qu'elle se soit
surtout centrée sur le premier tercio, hormis une faena valeureuse
de Robleño «aux yeux bleus» (puisque la couleur vous importe tant).
Contrairement au lieu commun que vous faites vôtre, ces tercios de
piques, généralement bien effectués (19 contacts), ont enthousiasmé
le public, comme ils ont plu à Mont de Marsan et à Dax avec les
Escolar.
Bien sûr, si vous décrétez que ce genre de détails périphériques n'intéresse pas le public!
Pourtant, comme le notait finement Miguel DARRIEUMERLOU, il y a tellement de spectacles et de plazas où l'on ne voit qu'un troisième tercio, qu'il importe de signaler et valoriser ceux qui s'intéressent également aux deux autres et s'attachent à les revaloriser.
Néanmoins, il ne vous émeut pas de considérer comme normal et naturel d'être présent pour filmer à longueur de ferias, des corridas dont l'histoire récente (et les propres reseñas du Maître Zocato) à démontré la «vacuité intrinsèque».
Question de choix, question de goûts: les vôtres!
***
Vous
voulez donner de la corrida une «image de vitalité, de diversité et
de beauté». Voilà un autre splendide présupposé arbitraire. On pourrait aussi
concevoir d'en donner une image de combat, de sauvagerie, de lutte
acharnée, car cela aussi c'est une réalité qui procède de la
diversité. Comme la diversité commanderait également que vos
images ne se concentrassent pas dans leur immense majorité sur les
corridas de figuras et du mono-encaste.
***
Si cela vous fait plaisir de le croire et de l'écrire, je veux
bien être péremptoire et réquisitorial, ce qui est une OPINION. Je
préfère m'en tenir aux faits et aux chiffres qui, eux, sont têtus.
Donnez-vous la peine de procéder à quelques statistiques sur les
festejos dont vous rendez compte et vous ne pourrez nier qu'ils
tournent à plus de 90% autour de cette corrida-spectacle, des
grandes ferias, des figuras et des toros qu'il consentent à
affronter. Ca, ce n'est pas une OPINION, c'est un FAIT.
Comme il est un fait que si les grandes arènes se vident (voir le
remplissage de Bayonne en août), les petites qui se bougent pour
montrer cette autre facette de la tauromachie que vous négligez,
cette tauromachie fondamentale de village, cette authenticité sans
fards ni paillettes ont plutôt tendance à se maintenir voire à
progresser. Cela aussi est factuel et relève de la tauromachie, et cela aussi doit être montré, ni plus, ni moins que le reste.
Comme
il est un fait également que l'ensemble de l'afición fait le constat
désastreux de l'échec de ce système dans tous les «grands cycles»
depuis trois ans, que les «aficións indignées» se multiplient en
France, et commencent à déserter les arènes, comme elles le font
déjà en Espagne massivement.
***
Vous
vous sentez «incapable d'une quelconque pensée globale sur la
corrida, son évolution, son avenir, ce qui la menace, que sais-je
encore».
Souffrez Monsieur que d'autres s'en sentent capables, s'en
préoccupent, surtout quand ils la payent et n'en sont pas rémunérés.
Souffrez qu'ils s'en concernent et ne se contentent pas de la
position très mode et très confortable de l'observateur distancié,
désabusé ou complaisant.
Souffrez qu'ils s'engagent.
Et souffrez
qu'ils vous adressent des critiques, puisque c'est eux qui justifient
de votre office et vous font vivre.
***
J'aimerais
comprendre en quoi se déplacer à Mont de Marsan ou à Dax pendant 5
jours est plus «rentable» que 2 jours à Parentis ou Hagetmau , ou un seul à
Orthez ou Tyrosse, à moins de reconnaître que certaines
organisations qui en ont les moyens assument tous les frais, y
compris le champagne. Mais là on dérive de l'économique à la
déontologie. Et puis, entretenant une haute idée de ce que doit être le service public pour lequel nous payons et nous nous battons, j'aime à croire que la sacro-sainte rentabilité libérale ne lui interdise pas encore la pénétration des «territoires» et qu'on puisse encore s'y rendre sans casque colonial, saharienne et coolies, même et y compris si l'on n'y trouve guère d'hôtels et de restaurants 3 ou 4 étoiles.
***
Pour
finir, je n'entends pas grand chose au journalisme, mais il me paraît
que le véritable choix, c'est entre divertir et informer.
La corrida
pour «tous publics» n'est-ce pas une utopie dangereuse, surtout
lorsque le péquin appâté par des images choisies se voit confronté
à la réalité plus prosaïque des ruedos?
Entre la chronique mondaine de Stéphane Bern et le reportage
réaliste d'Albert Londres, il faut choisir.
Je constate seulement qu'Albert Londres a laissé
une oeuvre, un nom et un prix...
Ne vous leurrez pas et ne nous leurrez pas Monsieur JACOBI; et ne vous mésestimez pas: vous n'êtes nullement le gentil poète taurin bohème et esthète qui conte des histoires de toros, le candide ignorant des enjeux et des rapports de force. Vous êtes le rouage impliqué et agissant d'un système, comme Zitrone l'était de la France pompidollienne, Guy Lux de la France giscardienne et Drucker de tous les pouvoirs (l'espèce n'est toujours pas en péril de disparition). Vous choisissez ce qui est regardable et ce qui l'est pas, vous formez par là même les goûts et les répulsions, vous transmettez des valeurs et des normes.
Ce n'est pas critiquable en soi, mais c'est, et le nier relève de l'ineptie ou de l'innocence.
***
Il
ne me plaira pas de voir votre reportage, Monsieur Jacobi. Non qu'il ne présente pas d'intérêt, mais je regarde très rarement la
tauromachie à la télévision. C'est dans les ruedos qu'elle vit. C'est un art vivant qui se sent,
s'écoute, se gueule, se jubile, s'horripile. Toutes choses que la
télé ne procurera jamais...
Xavier
KLEIN