Humeurs taurines et éclectiques

vendredi 11 juin 2010

Eloge de la majesté, ou la maîtrise du temps

«Festina lente»
(Hâte toi lentement)

Caius Octavius Thurinus, Caesar Divi Filius Augustus Imperator
ou plus simplement Empereur César Auguste

A chaque époque, il s’est toujours trouvé un moraliste pour déplorer la décadence, pour regretter le «bon vieux temps», pour magnifier l’hier, dénigrer l’aujourd’hui et diaboliser le demain.
Je dois avouer qu’il peut m’arriver de tomber, comme beaucoup, dans ce travers.
Sauf que…
Depuis la révolution des idées nouvelles apparues avec la Renaissance, l’Histoire, objectivement, ne cesse de s’accélérer. Karl Marx, ce sociologue visionnaire l’avait parfaitement identifié et pensé.
Jusqu’à la dernière guerre mondiale et l’essor des «Trente glorieuses» par exemple, on vivait encore dans nos campagnes, comme il y a deux ou trois siècles.
J’ai connu dans mon enfance les derniers labours à la charrue et aux bœufs ou l’art complexe de la confection des dernières meules de foin. J’ai vu l’affluence aux lavoirs pour la bugade. J’ai été élevé dans le souci de la récupération et de l’usage prolongé des objets. J’ai achevé, en troisième ou quatrième position, les vêtements portés par les cousins. Toutes choses inconcevables pour nos galapiats contemporains.
Un paysan des années 50 ou 60 connaissait un labeur aussi dur et harassant que les agriculteurs modernes. Lever et coucher avec le soleil et les poules.
Sauf que…
Il y avait un rythme différent, on «collationnait» à 5h, 8h, 10h, au déjeuner, au goûter, avant que de conclure avec la soupe vespérale. Tout cela cadencé par des pauses et un petit «cluc» réparateur à la méridienne. On travaillait autant, mais on travaillait plus paisiblement, me semble t-il. Du moins dans les campagnes, car l’O.S. aux 3/8, soumis au taylorisme, n’était pas quant à lui à la noce.
Il faut relire Daudet ou Pagnol et les comparer aux écrivains actuels pour prendre la mesure de la fébrilité contemporaine. César, Panisse, le curé de Cucugnan ou le Sous-Préfet aux champs seraient tenus de nos jours pour de bien étranges oiseaux!
Prendre le temps, prendre SON temps. Qu’on veuille bien tourner et retourner ces expressions apparemment anodines pour en exprimer tout le suc.

Quand l’exaspération vous saisit après une longue attente dans une antichambre chez le médecin ou le dentiste, ou dans la queue à la poste ou à la banque, d’où vient cette colère?
On vous PREND VOTRE temps. Et c’est l’un des plus grands pouvoirs qui se puisse exercer que de maîtriser le temps de l’autre. Le toubib (le grand sorcier), ou l’honorable guichetière FAIT DU POUVOIR sur vous en disposant de votre temps.
Bien sûr la chose est inconsciente, du moins faut-il l’espérer, mais elle est tout à fait réelle et étudiée. C’est une réalité qu’on maîtrise parfaitement à l’orient, où la durée de l’attente est fonction de l’importance de l’interlocuteur.
Faire du pouvoir mais également humilier. Je regardais récemment un superbe téléfilm sur la vie d’Aristides de Sousa Mendes
Désobéir» http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9sob%C3%A9ir_(t%C3%A9l%C3%A9film) où l’une des scènes montrait comment le Dictateur Salazar s’acharnait sur le héros et le faisait "poireauter" des heures durant, debout dans un couloir, jouissant en cachette de son humiliation.
Disposer du temps, et surtout du temps de l’Autre est donc l’une des clefs majeures du pouvoir et de la domination. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que sous l’Ancien Régime, la classe supérieure, la noblesse, bénéficiait du privilège de ne pas travailler et donc de maîtriser son temps. Et ce n’est qu’avec l’accession au pouvoir de la bourgeoisie que le modèle du Travail (Famille, Patrie) s’impose comme l’apanage du puissant.
Nous pouvons mesurer notre degré de perte des valeurs en considérant le modèle qui nous est proposé par le (petit) Prince qui nous gouverne. Frénésie, précipitation, urgence, remue-ménage, «vibrionage» sont devenu les apanages d’un pouvoir en perdition, ô combien éloigné de la MAJESTE des vrais grands.
En 50 ans, de De Gaulle à Sarkozy, on est passé de l'EMPIRE à l'EN PIRE, de la MAJESTE à la FAMILIARITE (sans doute excessives l'une comme l'autre).
Kronos (ou Cronos), dieu primordial des grecs, est le père des dieux et le maître du temps. La maîtrise du temps constitue donc sans conteste la marque de la plus grande des puissances.

Il en va de même dans un ruedo.
C’est évident avec la notion de temple, bien qu’à mon sens il s’agisse moins d’une durée que d’un rythme.
Templer, me semble t-il, c’est CADENCER un toro, transformer son tempo, et non comme on le prétend parfois, toréer lentement. Le temple n’est pas la lenteur. Le temple, vise à s’extraire du «temps ordinaire», à changer l’ordre «normal» et normé des choses.
Dans tous les cas de figures, templer constitue l’un des moyens fondamentaux par lesquels l’homme s’assure la domination sur le toro, par lesquels il exerce son pouvoir.

En dehors de toute arrière pensée politique, lorsque De Gaulle perd la main en mai 68 et file à Baden Baden, il la reprend en «cassant le temps», en prenant le temps de la non-action. Le vide, l’absence, l’attente, donc le désir ainsi engendré par cette rupture, lui confèrent l’opportunité de changer le destin.
A ce moment De Gaulle a templé l’histoire.

Toutefois, la domination ne s’exerce pas dans une lidia que par le temple.
La majorité des grandes faenas dont nous pouvons entretenir le souvenir mobilise également une gestion rigoureuse du temps. Non seulement du temps de l’action (la série de passes) mais surtout la gestion du temps de la non-action, cette pause, au sens quasiment musical du terme, où le torero laisse poser le toro (poser/pauser) pour mieux le reprendre par la suite. C’est par la présence des silences que la musique peut émerger.
Action/non-action, plénitude/vide, intensité/vacuité, voilà l’apanage des très grands toreros que de savoir gérer ces différents temps (encore le temps) d’une grande faena.
La vuelta que donne gravement un maestro, tournant autour du toro, remobilisant l’énergie dissipée après le dernier pecho, tout en le laissant récupérer de l’effort consenti, cela aussi procède de la domination.
On sent en ces instants la promesse d’un nouveau paroxysme, la jouissance de l’emprise, la concentration de la volonté. Il s’agit d’un temps vide d’action, mais non d’un temps mort, tant il porte de contenu.

Comment ne pas évoquer également la maîtrise du temps sous l’angle de la durée de la faena. On constate depuis quelques années un prolongement systématique des faenas, sanctionné par la multiplication des avis. A telle enseigne que certains se risquent à proposer de changer le règlement pour prendre en compte cette nouvelle donne.
La limitation du temps imparti trouve son origine, mais je ne suis guère érudit en la matière, dans la protection du torero qui est avisé que le temps étant dépassé, son toro peut s’aviser lui aussi. Les choses étant devenues ce qu’elles sont, il est vrai que le degré de stupidité atteint par la plupart des toros dits «modernes» rend cette précaution superfétatoire. Certains pourraient être toréés jusqu’à la fin des temps sans qu’une once de malice ne leur vienne.
On peut donc légitimement se demander si la limitation ne joue plus aujourd’hui que le rôle de protection du toro, afin que le combat ne fût pas remporté «à l’usure» par nos modernes gladiateurs et que le sprint prévu initialement ne finisse pas en marathon.
Je tendrais facilement, au risque du passéisme, à m’en remettre à la sagesse empirique des Anciens qui ont ainsi codifié les opérations. Un avis était conçu comme un avertissement au torero et non comme une sanction.
Quand la cloche retentit, il est tant de rendre sa copie!
Notre époque adore changer les cadres, quand les cadres gênent, sans se préoccuper outre mesure de leur utilité. On prétend savoir mieux que les générations de cons qui nous ont précédées.

Il est vrai que du temps où l’on préférait toréer que de faire des passes, une bonne série bien sentie du père Ortega ou du révérend Viti ne laissait pas un toro indemne. On n’en pouvait aligner des semblables ad vitam aeternam.
Evidemment, maintenant que le jeu ne consiste plus à lui faire baisser la tête mais à maintenir la bestiole debout, la justification d’un temps limité contredit la prolongation du plaisir, même si ce plaisir ne porte plus d’autre sens que sa satisfaction.
La limitation de la durée de la faena conserve donc toute son acuité s’il s’agît d’éviter les dérives qui d’ores et déjà se manifestent sans émouvoir grand monde.
En ce domaine aussi, la gestion du temps relève de l’expression de la maîtrise.
Le toreo majestueux, donc complètement maîtrisé, suppose la parcimonie, comme l’expression majestueuse du pouvoir des princes s’exerce par la rareté et le laconisme. C’est du moins ce qui a fait siècle après siècle les grands hommes de pouvoir, comme cela engendre dans l'arène les plus grands maestros.
La modernité n’y change rien, tout au plus dévoile t-elle les insuffisances de nos contemporains.
La grandeur, la vraie, la majesté, demeureront toujours inchangées, ce sont les hommes qui rapetissent…
Xavier KLEIN

«La grandeur a besoin de mystère. On admire mal ce qu'on connaît bien.»
Charles de Gaulle

NOTA: et je suis nullement gaulliste...
*

1 commentaire:

el chulo a dit…

il est bien que tu cites le merveilleux consul, que salazar, pourtant fin intellectel, à la différence de franco réduisit à la misère la plus noire. la fonction révèle l'homme!

je pense que le "temple" est plus en relation avec une harmonie, harmonie des temps, des intentions, et de la compréhension mutuelle, dans une trajectoire proposée par l'homme et acceptée par le toro, cette fameuse "séduction" d'ordonez, t'amenant à la "margelle du puits" de lorca, là où le temps n'existe plus.
tu as raison, les vieux le savent que le temps a toujours raison et qu'on ne peut pas impunément le bafouer. ils savent aussi que l'homme est mortel, ce qui devrait conduire le futur mort à plus de discernement sur certaines illusions: la puissance, l'argent,la vanité, l'arrogance et ces valeurs de substitution modernes qu'on impose à une société hébétée et abêtie et ivre d'images manipulées, d'instantanéité et d'évidences mortifères.
c'est que notre époque, avec les moyens de communications qui réduisent à zero le temps et l'espace, fait du temps un objet pervers, un ennemi.
en tauromachie, cette abolition des "pauses" du respect mutuel en fait, conduit à cette débauche de mauvais gestes, et cette confusion entre esthétisme, qui ne résiste jamais au temps, et profondeur qui elle, se nourrit du temps dans sa substance, et la trcace qu'elle laisse en nous, son souvenir.
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