Humeurs taurines et éclectiques

mardi 20 novembre 2012

ARTE DE LIDIAR


Je lisais récemment l’abrégé d’un cours de l’Université San Pablo de Madrid («Elementos técnicos del arte de torear» de Rafael CABRERA BONET, Curso academico 2008-2009, CEU Ediciones) dont l’objet porte sur l’historique de la lidia et son évolution depuis les origines, ainsi que sur les traités ou écrits de toreros, sur la question.

Plusieurs points m’ont frappé dans cette étude, qui peuvent se rapporter à un seul élément central: la raréfaction progressive de ces écrits de maestros sur le sujet depuis les années 80 et la disparition correspondante de toute réflexion et de toute théorisation, de tout descriptif technique sur l’«arte de torear».
Domingo ORTEGA, le seul maestro historique que je regrette vraiment  n'avoir pas vu toréer... 
S’il existe de nombreux «témoignages» ou allusions dans la presse, la littérature spécialisées ou dans quelques hagiographies ou entrevues avec des gloires présentes ou passées, la dernière œuvre marquante traitant exclusivement du sujet est la relation de la conférence donnée en 1950 à Madrid par le maître es-dominio Domingo ORTEGA.

D’où vient ce tarissement d’un genre pourtant jadis fort couru, celui du «traité technique»? Est-ce à avancer que tout a été dit, tout est maîtrisé?
L’un des postulats de base de l’épistémologie (la «science des sciences») repose sur la constatation que toute technique tend à se complexifier en évoluant. La tauromachie obéissant à cette règle, comme toute autre technique, il devrait s’ensuivre un enrichissement progressif des savoirs et savoir-faire qui devrait donner immanquablement lieu, dans notre société de l’écrit (d’autres civilisations procèdent par d’autres modes de transmission) à une production écrite correspondante. Ce n’est apparemment pas le cas. Pourquoi?
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Il est une idée reçue d’origine journalistique et mundillesque qui tend à faire accroire que «l’on n’aurait jamais aussi bien toréé qu’aujourd’hui».
Réalité ou illusion?
Tout dépend ce qu’on appelle «toréer» et tout dépend de «ce que l’on torée».
Pour en revenir aux grands fondamentaux, faut-il rappeler la dichotomie établie depuis plus de cinquante ans par de grands aficionados tels que Bergamin entre le fait de «toréer»et celui «donner des passes»?
On relèvera ensuite la vague de critiques montant de l’afición la plus diverse sur l’insignifiance notoire d’une majorité des toros actuels et subséquemment, la stagnation et l’ennui qui gagne les ruedos.
En conséquence, est-il encore besoin de savoir vraiment «toréer» pour «donner des passes» à ces bestiaux là?
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Je déplorais il y a peu de temps, le comportement de certains toros –notamment lors de la récente «apothéose» nîmoise- en relevant combien leur comportement benoît et collaborateur de soeur de la charité, permettait à peu prés tout et n’importe quoi à ceux qui les utilisent (car il convient ici de parler d’utilisation).
J’entends ça et là évoquer «des toreros qui s’aventurent sur des sitios inexplorés», des «faenas millimétrées», des «compositions créatives» et je me demande à quelle vertu il convient d’attribuer cette tauromachie paraît-il exemplaire: à un toreo surpuissant ou à un toro surdomestiqué?
Eriger, comme les égyptiens antiques, des pyramides à la main,  sans l’usage de la roue, avec le seul et piètre outillage de cuivre relève infiniment plus de l’exploit que de les construire de nos jours avec toute la puissance et la capacité de la technologie moderne, avec des grues, des lasers, des camions, que sais-je. De même, sculpter dans le marbre est autrement plus commode que dans la craie.
Ce sont le défi, l’opposition et l’épreuve qui font la grandeur et le prix de la réussite. Dominer un «grand toro» mobilise obligatoirement toutes les ressources de la volonté, du courage, de l’art et de la technique et demande d’autres vertus et acquis préalables que de réciter son toreo de salon devant le Desgarbado standard.
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La question posée est donc celle de la disparition de la technique parce que devant les toros modernes, la technique n’est plus aussi indispensable.
Idée choquante, présupposé gratuit?
Sûrement pas pour ceux qui fréquentent les novilladas et constatent festejo après festejo, l’indigence du bagage des aspirants contemporains. Dés qu’une difficulté ou un défaut surviennent: toro encasté, gazapón o andarín, querencioso, codiciosomanso, con hachazos o derrotes, etc. nos apprentis ont le choix entre pâtir, capituler ou s’en prendre au gêneur, à sa lignée, au ganadero et en général à ces cons d’aficionados qui exigent des toros qui «ne devraient plus exister».
A ce compte, il serait donc exact d’affirmer qu’«on n’a jamais aussi bien toréé qu’aujourd’hui des toros aussi facile et maniables», mais aussi qu’«on n’a jamais aussi mal toréé qu’aujourd’hui des toros encastés et complexes».
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Tout cela ne pourrait résulter que d’une mode, que d’une défaillance conjoncturelle, que de l’un de ces mouvements de balancier dont l’histoire détient le secret. Malheureusement, il faut craindre qu’il n’en soit rien, car tout cela résulte d’une dégradation à l’œuvre depuis deux décennies.
Et que l'on n'aille pas nous raconter que cette constatation relève d'une vue de l'esprit, d'un malséant recours à la «décadence». Pour peu que l'on s'écarte des «archives de l'excellence», des grands moments filmés et conservés, pour accéder à l'ordinaire des films super 8 des années 60 ou 70 ou des vidéos plus tardives, on touche un ordinaire taurin émaillé de toros qui régulièrement sautent les tablas, de mansos con casta, de têtes baladeuses, de cornes assassines, de toros en querencias, etc. affrontés quotidiennement par des Paquirri, des Viti, des Ordoñez, des Puerta, des Dámaso González et consorts, dont la plupart triaient pourtant leurs ganaderias.

Depuis ces maîtres, la chaîne de la transmission des savoirs et savoir-faire a semble t-il été irrémédiablement rompue et ils demeurent bien rares ceux qui savent encore l’immense patrimoine du noble art de lidier. Et quand bien même voudraient-ils léguer celui-ci, que peu des éventuels récipiendaires seraient en situation et en désir de l’humblement recevoir.
Car pour les jeunes générations, le résultat importe plus que la manière, et le but que la voie pour y parvenir. Si les pèlerins de Saint Jacques de Compostelle comprennent plus ou moins rapidement que «l’on ne fait pas le chemin, mais que c’est le chemin qui vous fait», allez faire entendre à nos jeunes assoiffés de «triomphes» à bon compte que la grandeur naît de l’adversité!
L’essentiel étant devenu de s’embarrasser le moins possible avec des partenaires compatissants et bien élevés, pourquoi s’encombrer des exigences d’une technique devenue inutile puisque si un toro venait par mégarde à la requérir, c’est qu’il serait –pour ainsi dire- l’anomalie, l’anormalité, le vilain petit canard à rejeter impitoyablement de l’espèce?
En outre, il faut considérer combien l’aspect technique demande de travail d’apprentissage, de polissage, de risques et de confrontation en situation réelle. En tauromachie plus qu’ailleurs, la technique s’éprouve et se paie au prix de la sueur et du sang, sans compter bien entendu l’intelligence et des capacités de questionnement et d’auto-évaluation (l’intelligence quoi !) qui ne sont malheureusement pas l’apanage du commun des mortels.
On voit combien, dans la médiocratie contemporaine, on requiert par là des vertus devenues obsolètes pour ne pas dire ringardes.
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Le «toro domecqtiquisé» fonctionne t-il encore selon les canons de la race «brave»?
On le voit désormais charger avec une sempiternelle et inoxydable équanimité dans tous les terrains, et dans toutes les situations: il «passe» et comme les blanchisseuses «repasse» sans que le torero standard dût particulièrement se préoccuper des sagesses du Popelin.
Le drame, c’est qu’il en va ainsi depuis les classes juvéniles, de sorte qu’on peut désormais envisager de faire carrière sans qu’on ait pu jamais être importuné par les mauvaises manières que confère la caste, et par la nécessité d’y remédier. Demandez à Manzanares Junior, il vous expliquera le cursus…
Sans doute est-ce également un problème générationnel, voire sociétal. Celui d’une société où saumon fumé et foie gras sont passés du statut de produits confidentiels et luxueux à celui de produit de consommation quasi courante.
Le luxe de jadis est devenu le commun du présent.
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Il y a une quarantaine d’années, lorsqu’avec les copains nous courions tientas et capeas, l’ordinaire était à ces vaches ou ces becerros blanchis sous le harnois et abonnés à l’exercice. Connaissant le grec, le latin et même le serbo-croate, les aimables bestioles s’intéressaient infiniment plus à nos postérieurs qu’à la muleta qu’on s’évertuait à leur présenter selon les canons. Quand d’aventure un torero confirmé les prenait en main, on voyait immédiatement l’avantage d’une technique éprouvée. Et si, par extraordinaire, pouvait nous échoir un animal «neuf» ou noblissime, on se sentait Joselito, Belmonte et Ordoñez réincarnés. Cependant la chose relevait toutefois de l’exceptionnel et nullement de la normalité.

En tous cas, nous touchions du doigt, dans sa crudité, la difficulté de toréer. La réalité des terrains s’impose d’elle même, on sent d’instinct le refuge des planches et le danger du centre, on appréhende la distance où l’arrancada peut se déclencher, le sitio, on expérimente la difficulté d’adapter le mouvement de la muleta à la vitesse de la charge, de «sortir les bras», de se croiser, de se replacer, de lier les passes, etc. On comprend immédiatement, sans théorie et sans long discours où est son intérêt et où est sa sauvegarde.
Et cela, c’est le becerro qui vous l’apprend, rudement, par des cogidas. Aucunement en se pliant à votre volonté et à vos exigences, mais tout au contraire en les contrariant.
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La dernière fois que j’ai donné de la muleta, c’était il y a une demi-douzaine d’années, avec des vaches de Jandilla.
Je me suis trouvé fort habile…
A moins -c’est infiniment plus certain- que la bonté naturelle et les dispositions particulièrement bienveillantes de mes interlocutrices y aient trouvé leur part. Ces sympathiques bestioles ne considéraient que la muleta, à l’exclusion de toute autre détail, dont mon physique pourtant rebondi et volumineux.
Avais-je tant progressé?
Nullement, au contraire! Ce sont les vaches qui avaient changé. Des vaches qui par la candeur qu’on exigeait d’elles, ne requerraient plus les mêmes recours et les mêmes précautions qu’antan.
Ce jour là, et tous les jours où je vois ce type de bétail, avec tant de facilité et de complaisance, «permettre», j’assiste à l’agonie de la technique taurine, à la mort de la lidia…
Xavier KLEIN


BIBLIOGRAPHIE succincte et non exhaustive des traités écrits ou inspirés par des maestros:
«Noche phantastica, ideático divertimiento, que demuestra el methodo de torear […]» de Eugenio GARCIA BARAGAÑA, 1750 (http://bibliotecadigital.jcyl.es/i18n/consulta/registro.cmd?id=14629&formato=ficha&aplicar=Aplicar)
«Tauromaquia completa, o sea, el arte de torear en plaza tanto a pie como a caballo» de Francisco MONTES «PAQUIRO», 1836
«La Tauromaquia» sous la direction technique de Rafael GUERRA «GUERRITA », 1896
«El arte del toreo» Domingo ORTEGA, conférence de l’Ateneo de Madrid du 29 mars 1950
«El toreo puro» Rafael ORTEGA, 1986
«La Tauromaquia de Marcial Lalanda» Andres AMOROS, sous la dictée de Marcial LALANDA, 1987
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3 commentaires:

el Chulo a dit…

faut tout de même remarquer que le rat cornu de la photo, est au minimum avacado, anovillado ou abecerrado, sans parler de sa tête, disons, commode!

Xavier KLEIN a dit…

Tout à fait Chulo. Comme sortaient la plupart des toros dans les années 40 et 50, après la Guerre Civile.

el Chulo a dit…

pas tous, xavier, pas tous!
ceci dit l'obligation du passage du toro à 4 ans fit aussi des victimes parmi d'exquis artistes.