Humeurs taurines et éclectiques

mardi 15 janvier 2013

Télé létale: l'est-elle?

 En ce moment, l’attention mundillesque s’obnubile sur des terrains qui n’ont que peu à voir avec la réalité de ce qui se passe dans les ruedos entre un toro et un torero. La saison hivernale taurine, contrairement à l’art polémologique (art de la guerre) est propice aux grandes manœuvres. C’est le temps des échauffourées, de la guerilla entre empresas, apoderados, syndicats, et agences de «com».
Ce serait passablement comique si la situation n’était si préoccupante: le ménage démuni se dispute le canapé alors que la maison brûle. Tout ce petit monde semble vivre virtuellement en dehors de la réalité taurine (en 5 ans, chute drastique en Espagne du nombre de festejos), comme de la réalité d’une économie sinistrée.

L’un des «marronniers» les plus en vogue depuis quelques années tourne autour de la problématique des droits de diffusion télévisuelle. Un thème qui donne lieu au foisonnement des lieux communs et des présupposés gratuits que je me fais toujours une délectation de traquer impitoyablement en ce qu’ils sont source de nos plus grandes bévues.
Très curieusement, si ces dénonciations font polémique sur l’instant, je relève qu’elles s’imposent ensuite comme des évidences que personne ne songerait à remettre en cause. Ainsi, lorsqu’il y a 4 ou 5 ans, je remettais en cause (avec d’autres) des babioles comme le «toro» ou le «torero» modernes, la désuétude du premier tercio, le danger de disparition des encastes minoritaires, l’appauvrissement de l’encaste majoritaire, les travers de la novilleria et de la «production» des écoles taurines, la désaffection prévisible pour les corridas de figuras et les dérives de ces dernières, le cas Michelito, etc. cela provoqua des levées de boucliers. On parla même de boycott d’Orthez du coté de Vieux Boucau!
Tout cela, je ne l’ai pas oublié et je conserve précieusement archives et écrits des fois qu’on dût rafraîchir quelques mémoires défaillantes ou rappeler certaines vérités aux résistants de la dernière heure…

La corrida cumule un certain nombre de particularités qui lui confèrent sa singularité.

Elle procède de ce qu’on qualifie de «spectacle vivant», comme le théâtre, le jazz ou le flamenco. Ces exemples ne sont pas choisis au hasard, tous ont en commun une relation sui generis entre le public présent et les acteurs qui autorise, parfois, la manifestation d’un état particulier que les espagnols ont cultivé et qui s’appelle le duende.
Le mot duende provient de l’expression «duen de casa» (de dueño de casa: le seigneur, le maître de maison, un petit génie ou lutin domestique). Le duende, c’est tout à la fois le charme (aux deux sens de rompre un/le charme), l’inspiration, la classe, le génie, l’âme, c’est à dire cette exaltation, cette quasi transe créative qui s’empare de quelqu’un, devenant «maître en sa maison». Or, cette sublimation ne peut intervenir que dans la relation à l’autre: le duende doit avoir des témoins, des récepteurs, on ne saurait avoir du duende tout seul.
Acteurs, chanteurs ont besoin du soutien, de la compréhension, de l’adhésion, de … l’amour du public, comme on le constate à ces toreros fustigés par des lazzi, qui se mettent soudain à toréer.
Lorca dans «Jeu et théorie du duende» évoque le duende: «Pastora Pavón terminait de chanter au milieu du silence. Seul et sarcastiquement, un tout petit homme seul, qui sortent tout à coup en dansant des bouteilles de gnole, glissa à voix très basse : «Vive paris!», comme s’il disait: «Ici, peu importe le savoir-faire, la technique, la virtuosité. Ce qui nous importe, c’est autre chose.».
Alors, la Niña de los Peines se leva comme un folle, pliée en deux comme une pleureuse médiévale, elle avala d’un trait un grand verre d’anis de Cazalla, brûlant tel le feu, et se rassit pour chanter sans voix, sans souffle, sans finasseries, d’une gorge embrasée, mais … avec du duende. Elle avait réussi à tuer toute architecture élaborée de sa chanson pour ne laisser passer qu’un duende furieux et dévastateur, ami des vents chargés de sable, qui poussait l'auditoire à déchirer ses vêtements presque dans le même rythme qui saisit les nègres antillais de rite lucumi, quand ils se les arrachent, pelotonnés devant l’image de Sainte Barbe.
La Niña de los Peines dut déchirer sa voix parce qu’elle savait s’adresser à un auditoire exquis qui ne demandait pas les formes, mais la moelle des formes, une musique pure, épurée, pour demeurer suspendue dans l'air. Il lui fallait se dépouiller de toute habileté et de toute assurace, c’est à dire éloigner sa muse, rester désemparée, pour que son duende jaillisse et daigne lutter à mains nues. Quel chant! Sa voix alors ne joua plus, sa voix était  jet de sang par sa douleur et sa sincérité, elle s’ouvrait comme une main de dix doigt sur les pieds encloués, mais pleins de bourrasque, d’un Christ de Juan de Juni.».
Ce que traduit ici le maître poète, c’est la magie même qui émerge d’une situation artistique, d’un lien indicible et bouleversant qui se crée directement entre l’artiste et son auditoire, parce qu’il y a artiste et parce qu’il y a auditoire.
Ce lien là est irremplaçable, aucun truchement ne saurait lui être substitué, surtout pas celui de la télévision.
Exprimé autrement et narquoisement, la «télé» ne peut rendre compte de la corrida, car une caméra n'aura jamais les poils qui se hérissent...

Une autre particularité de la corrida est d’être, comme l’opéra, une manifestation luxueuse. Une manifestation luxueuse MAIS populaire (et non de masse!). Du moins l’était-elle jusqu’à ces dernières années, lorsque les tendidos des ferias françaises étaient surtout garnis d’indigènes et ceux de Las Ventas de tout le petit peuple aficionado madrilène. Depuis que l’argent-roi inspire nos modernes empresas plus que l’aficion, depuis que les abonos sont distillés comme des cadeaux d’entreprise, depuis que le touriste chinois ou russe a remplacé le chulo, on court à la banalisation et à la disparition du sens. En effet, le luxe s’accommode mal de la massification et pâtit d’être galvaudé.

Un cha-no-yu (cérémonie du thé) ou une jam session n’intègrent la plénitude de leur sens et de leur goût qu’in situ, à Kyoto ou Greenwich Village, replacés dans leur contexte et dans leur public, comme le Gospel doit être compris et vécu dans une église baptiste de Géorgie, plutôt que sur le plateau d’un zénith de province. Certes on peut en rendre compte, certes on peut les donner en spectacle, mais on ne peut éviter alors d’en altérer l’âme, de les dénaturer…
Il en va ainsi des corridas télévisées qui perdent la plus grande partie de leur signification –sans parler de leur saveur- en passant du statut de rituel à celui de spectacle, comme le public, l’aficionado, devient téléspectateur.
Une corrida doit faire rêver, se mériter, être ACTE de DESIR et non ACTE de CONSOMMATION. 
D’un coté l’on est acteur d’un événement ne serait-ce que parce qu'y réagissant, de l’autre on est spectateur passif, ne serait-ce que parce qu’impuissant.
Lorsqu’en 1975, pour la première fois, j’ai foulé le sable et les tendidos des sanctuaires de Ronda et de la Maestranza, après avoir économisé toute l’année pour accéder à la Terre Promise, cela n’avait sûrement ni le même sens, ni la même intensité que lorsqu’on se branche sur Canal + pour la énième corrida du cycle sévillan. C'était l'aboutissement d'une espérance, le produit maturé d'une longue attente, le pèlerinage tant désiré à La Mecque, comme ces bouteilles de grands crus que l'on se retient de boire trop vite pour les déguster à leur acmé. 
La «banalisation télévisuelle» -y compris du fait des limitations de la technique et des choix subjectifs des opérateurs- tue la magie de la corrida et son exceptionnalité: c’est le syndrome du foie gras servi à tous les repas!
Non seulement elle tue les corridas même qui sont télévisées, mais également celles qui ne le sont pas: comment toutes les petites plazas qui programment des corridas «normales» pourraient-elles rivaliser avec la somptuosité des programmations des grandes ferias, où l’on sait que les figuras qui les animent s’obligeront à des efforts ou à des «gestes» auxquelles elles rechigneraient ailleurs?
Que l’on me comprenne bien: il n’est pas question ici de faire l’apologie d’une pratique élitiste réservée à quelques privilégiés argentés. Il s’agit de la réenchanter par la parcimonie: ce qui est rare est précieux.

Il faudrait également que l’on puisse me démontrer en quoi l’absence ou l’indigence de couverture télévisuelle empêchent des activités artistiques, culturelles ou sportives de vivre. Et a contrario, en quoi une surcouverture les porte à prospérer, ce qui ne fut guère le cas ces dernières années pour la corrida en Espagne.
Des sports réputés «luxueux» comme l’équitation, le golf ou la voile se sont développés et démocratisés, sans support télévisuel, il en va de même du tai chi chuan, du surf, de l’opéra, du théâtre, de la danse classique, des expositions graphiques, etc. qui ne sont que chichement médiatisées ou sur des chaînes spécialisées. Cela n’empêche nullement golfeurs, surfeurs, divas ou acteurs d’être plus que convenablement rémunérés.
A l’opposé, j’émets l’hypothèse que la «confidentialité» de ces activités, supposant l’adhésion à un club fermé, à une élite (fondée sur la passion et non sur l’argent ou le statut social), œuvre pour leur attractivité. Tout compte fait, un abonnement à l’opéra ou une place de corrida ne coûtent guère plus cher qu’une place à l’année des Girondins ou un concert de Johnny! Un tendido en novillada, c’est le prix de 3 paquets de clopes! C'est à dire l'accessibilité ouverte à tous.
Que provoquerait une absence de couverture télévisuelle de la feria de Séville, de la San Isidro ou de la San Fermin? Une baisse globale de l’afición?
Cela reste à prouver sur le moyen et le long terme. Par contre, ce dont on peut-être assuré, c’est que les vrais passionnés (et non les touristes) se débrouilleront toujours, consentiront les sacrifices nécessaires pour y assister.
Si les aficionados de la lucarne magique (et j’en connais nombre qui s’en contentent exclusivement) étaient privés de corridas, sans doute les verrait-on (plus souvent?) dans les arènes, en quoi ils gagneraient en sagacité, en sociabilité et en convivialité.
Evidemment, et là tient tout le problème, quel est l’objectif des promoteurs: maintenir et célébrer un rituel taurin qui ait du sens ou bien se remplir les poches? On entend et on lit surtout ceux qui se gobergent. Bizarre, non?
Cela expliquerait toutefois pourquoi ils s'en soucient tellement...
Xavier KLEIN

2 commentaires:

pedrito a dit…

La télévision est bien l'ennemie de l'aficion.
Et comme pognon et télévision qui font très bon ménage ne se préoccupent nullement d'aficion, mais uniquement de leur négoce crapuleux et le plus juteux possible, le plus grand bien que l'on puisse faire à la corrida de verdad, c'est de ne diffuser AUCUNE corrida sur les chaines de télé. Xavier a parfaitement raison: le cul calé dans le fauteuil, on ne peut que suivre des images qui n'apporteront qu'une très vague idée de ce qui peut se passer dans le ruedo, d'autant que la plupart des retransmissions de ces spectacles ne concernent EXCLUSIVEMENT que des spectacles, et non des CORRIDAS, avec des figuras surpayées face à des moutons provenant de l'encaste EXCLUSIVEMENT doméquisé.
Autant dire cette merde infâme responsable du cancer qui mine la fiesta brava.

Merci, DON Javier

pedrito a dit…

Étrange,que cette analyse ô combien pertinente et étayée n'ait suscité aucun commentaire.
Inquiétant, même