Humeurs taurines et éclectiques

lundi 10 mai 2010

Quel est le prix du sang?


Ô douleur! Ô douleur! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur ennemi qui nous ronge le coeur,
Du sang que nous perdons croît et se fortifie.
Charles Baudelaire «Les Fleurs du mal»

Il est certaines informations dont il convient de différer le traitement.
C’est en général une sage précaution qui, non seulement permet d’éviter les bévues, mais surtout autorise une mise à distance de l’émotion.
«L’affaire» de la blessure de José Tomas, et tout le tapage qu’elle a suscitée ne manquent pas de poser quelques questions procédant de l’éthique journalistique ou de la problématique sinon philosophique, du moins morale.
La résurrection miraculeuse au troisième jour du torocide, après qu’on eût avec force détails de plus ou moins bon goût (litrage variable de l’hémoglobine transfusée, photos du père éploré, etc.), annoncé son état critique ne laisse pas d’entretenir quelques questions déplaisantes quant à la réalité de ce qui est véritablement advenu.

«Tout autre que lui en serait mort» semble constituer le mot d’ordre qu’on se plait ici ou là à asséner.
Un mot d’ordre qui participe de la création ou de l’entretien d’une légende dorée, qui, à défaut de refléter la réalité, sera à tout le moins exploitable et surtout monnayable, en particulier par ceux qui la véhiculent.
C’est ainsi qu’on peut éventuellement faire monter une cote, quand, rappelons le tout de même, les prestations de l’intéressé ne donnaient pas depuis quelque temps des résultats à la hauteur de ses cachets.
On ne manquera pas de relever que je fais là preuve, comme à l’ordinaire, d’un mauvais esprit endémique.
Pourtant, cette dramatisation intensive en rappelle bien d’autres, et l'on connaît des «mauvais esprits» qui à l’usage se métamorphosèrent en visionnaires. Que ce soit ceux qui doutaient du bien fondé de certaines guerres pétrolières ou ceux qui prédisaient des catastrophes banquaires ou l'éclatement des bulles spéculatives.
En l’occurrence, je ne voudrais en rien donner dans le procès d’intention. Mais demeure en dépit de tout, une alternative dont les termes, de quelque manière qu’on les retourne, dégagent des fumets nauséabonds.

1°) Ou bien on a délibérément grossi le trait en exagérant la gravité des faits et leurs conséquences, et l’on se trouve alors confronté à une magnifique opération de désinformation et de manipulation, dont on peut (et on doit) se questionner quant aux bénéfices et aux bénéficiaires.
2°) Ou bien J.T. est réellement passé à deux doigts du costume en sapin, et tout cela pose d’autres problèmes.

Si l’on adhère à la seconde hypothèse d’une blessure gravissime telle que les dégâts commis ont été copieusement exposés, on ne peut que s’inquiéter.
Certes la médecine a fait des progrès foudroyants, mais le corps humain, nonobstant les recours et les avancées techniques, n’en demeure pas moins ce qu’il a toujours été, le contraire d'une machine dont on peut disposer en refaisant la vidange-graissage, ou en changeant la pièce usagée ou défectueuse en cas de panne ou d'avarie.
Perdre des litres de sang, subir une anesthésie, refaire la «plomberie» d’une zone fémorale ne sauraient dans tous les cas de figure être sans conséquences. Sans parler du «trauma» psychologique dont il faudrait être complètement abruti pour l'ignorer.
La fatigue, la rémanence des drogues employées, l’impact traumatique, y compris chez l’être d’exception que l’on se plait à évoquer, ne peuvent pas effacer les traces de cette violence faite à un corps.
A moins d’envisager que le sieur J.T. n'entretienne un tel tropisme masochiste pathologique, que la meurtrissure de son corps ne concoure à le dynamiser. Ce qui poserait en soi une question tout à fait dérangeante.

Ce qui me heurte et me scandalise fortement –suis-je le seul?- c’est qu’on semble s’être beaucoup plus préoccupé de l’impact économique de cette «tragédie», que de l’homme lui-même.
Il y a là des réactions qui ont frisé l’abjection. Il y a là aussi, une abjection qui n'a pas été dénoncée.
Certes, cauteleusement et avec tartufferie on s’inquiétait du destin du grand homme, mais en réalité la préoccupation était toute autre, de l’ordre des gros sous, et des programmations mirifiques qui tombaient à l’eau.
«Un être vous manque et tout est dépeuplé».
En dehors du fait qu’il faudrait sérieusement s’inquiéter de la dépendance démesurée de la destinée de la chose taurine par rapport à l’un de ses protagonistes, on ne peut que déplorer qu’en dépit des discours laudateurs, l’homme J.T. se voie, de fait, réduit à la dimension d’un objet économique et d’un investissement juteux.
On a vu l’an dernier comment El Fundi a pâti d’une reprise prématurée.
Désir personnel? Pression de l’entourage? Exigences des empresas?
Qui sait ce qui pousse un torero à s’acharner ainsi à retourner invariablement au champ d’honneur et à mettre en péril, par l’insuffisance de la considération portée à son corps et à son esprit (mais peut-on séparer les choses?) sa santé et sa vie.
Le torero et la figura J.T. m’importent peu, d’autant que je ne suis guère sensible à son art.
Par contre, le destin et l’existence de l’homme José Tomas me concernent considérablement et je ne voudrais pas croire que pour des questions de narcissisme mal placé (un euphémisme pour pundonor) ou pis pour des motivations bassement matérielles, cet homme mette stupidement sa santé et sa vie en balance.
L’exigence est certes une vertu, mais elle doit s’accompagner de l’indulgence que l’on doit à son cœur et à son corps. La tauromachie doit reposer sur l’évaluation raisonnée du risque, non sur un jeu morbide avec la mort qui la transformerait en une ignominie malsaine.
Qu'un homme prenne des risques calculés et se confronte au danger quand il se trouve en pleine possession de ses moyens est une chose. Une chose qu'on appelle tauromachie.
Qu'il ignore et contraigne son corps meurtri sans l'entendre procède, à mon sens d'un dépassement mortifère des limites. On ne va pas aux arènes pour voir mourir des hommes.
Foin des intérêts de bas étage, laissons à José Tomas prendre le temps de faire le deuil de sa blessure et de se remettre pleinement dans son corps et dans sa tête avant que de revenir dans les ruedos.
C’est tout le mal que je lui souhaite.


Xavier KLEIN

10 commentaires:

el chulo a dit…

ami xavier,

inutile de préciser que je suis totalement d'accord avec toi.

j'ai trouvé tout le déroulement depuis la terrible blessure, scandaleux.

je pense de plus que celà a été imposé à JT, dont je reste persuadé qu'il est plutôt une bonne personne.

les dégats musculaires, vasculaires et autres, sont une chose, et y compris les toreros doivent respecter certains codes médicaux.

ceci dit, chaque corrida perdue c'est pres de 150 000 à 200 000 euros perdus, et ça fait réfléchir l'entourage direct et les promoteurs.

de plus, je pense que les dégats psychiques sont de même importance pour un torero, et même, indépendamment, si on peut dire ou inconsciemment le corps de souvient.

j'imagine le "plaisir malsain" à voir un torero mal rétabli et mesurer son degré de peur ou ses supposées tendances suicidaires.

in fine, se mettre devant un toro, en ne disposant pas de la plénitude de ses moyens, est une double injure à la corrida, puisque ceci supposerait qu'on peut se mettre devant certains toros en état d'infériorité, mais aussi bafouer le public en jouant sur un registre détestable.

je souhaite que tomas prenne le temps de se reconstruire à tous points de vue.

ps: un peu dans le même registre, les supposés abolitionnistes catalans demandent un moratoire de 2 ans pour penser aux diverses "compensations financières". on comprend bien mieux comment, la famille balana propriétaire de la monumental, mène sa barque et tire disctétement les ficelles, qui en l'occurence sont de grosses amarres. la période est peu propice à de somptueux projets immobiliers, donc, wait and see!

Anonyme a dit…

"Le torero et la figura J.T. m’importent peu, d’autant que je ne suis guère sensible à son art."
Je suppose que vous n'étiez donc pas l'an passé, de ces fervents toristas pronant haut et fort le toro intègre, mais qui sont allés voir la prestation de JT à Bayonne, alors qu'il y avait le même jour corrida à Vic. Me voilà rassuré.
Lionel

Jean-Paul Richier a dit…

XK : « A moins d’envisager que le sieur J.T. n'entretienne un tel tropisme masochiste pathologique, que la meurtrissure de son corps ne concoure à le dynamiser. Ce qui poserait en soi une question tout à fait dérangeante.
[...]
je ne voudrais pas croire que pour des questions de narcissisme mal placé (un euphémisme pour pundonor) ou pis pour des motivations bassement matérielles, cet homme mette stupidement sa santé et sa vie en balance.
[...]
Qu'il ignore et contraigne son corps meurtri sans l'entendre procède, à mon sens d'un dépassement mortifère des limites. On ne va pas aux arènes pour voir mourir des hommes.
»

Je notais il y quelques mois cette évidence : « La pulsion sadique d'un José Tomás est indubitablement une pulsion sado-masochiste. »

Je suis étonné que, vous qui insistez à répétition sur la pulsion masochiste pour expliquer la corrida, vous vous posiez autant de questions sur José Tomás.

Etant entendu que cette pulsion peut aussi prendre la forme d'un masochisme intellectuel, comme celui de Francis Wolff qui aime se couvrir philosophiquement de ridicule.

Et étant entendu que les pulsions qui animent les aficionados sont généralement de bonnes vieilles pulsions sadiques toutes simples, confortablement tapies derrière la scénographie et les apparats.

Mais il faudra un jour que vous m'expliquiez votre conception du masochisme, qui semble assez personnelle.

Concernant l'instrumentalisation commerciale de cet épisode, qu'y a-t-il de choquant de la part d'un milieu qui instrumentalise les 250 000 morts d'Haïti ?

Quant à : « On ne va pas aux arènes pour voir mourir des hommes », il est évident qu'on ne va pas aux arènes avec le souhait conscient de voir encorner un toréador.
Cependant, je compte sur vous pour m'expliquer pourquoi la séquence vidéo de la spectaculaire cornada de M Tomás a immédiatement fait un carton sur tous les sites taurins (j'ai bien dit taurins) de la planète.

Xavier KLEIN a dit…

A Lionel,
1°) Je ne suis pas un fervent torista. Mais je suis un fervent puriste, à savoir que pour qu'il y ait corrida et tauromachie il faut au minimum qu'il y ait toro. Et l'intégrité (et l'intégralité, surtout aux "extrémités") du toro me semble une exigence éthique minimale.
2°) Je ne suis allé ni à Bayonne (alors qu'on m'avait proposé une place que j'ai refusée), ni à Vic. J'étais à Amsterdam dans un musée.
3°) Je précise avec précaution (et sincérité) que "je ne suis pas sensible à son art" (comme je ne l'étais pas de celui de Paco Ojeda). Les goûts et les couleurs...
Je ne porte pour autant aucun jugement sur la qualité du torero.

Xavier KLEIN a dit…

Pour J.P. RICHIER
Je ne me pose nullement de question sur la dite pulsion.
Je dénonce seulement l'hypocrisie du mundillo (mais il n'est pas le seul) et l'instrumentalisation de cette pulsion.
Affronter un toro en pleine possession de ses moyens est une confrontation difficile, et sans aucun doute sadique et masochiste (se mettre en danger, jeu avec la pulsion de mort, avec la souffrance, tutoiement des limites, etc...).
Accentuer tout celà parce qu'on est diminué procède plutôt d'une pulsion carrément suicidaire que je désaprouve d'autant plus fondamentalement, que l'arrière plan me semble sordidement économique.
«le masochiste érotise et lie la destructivité issue de la pulsion de mort, la rendant ainsi supportable et, dans certaines conditions en limitant sa dangerosité. C'est ainsi que le masochisme devient gardien de la vie psychique.» Benno Rosenberg - "Masochisme mortifère et Masochisme gardien de la vie"
Entièrement d'accord avec vous sur la question d'Haïti, qui n'est que le scandaleux cache-sexe d'une misérable opération de promotion.
J'ai ATTENTIVEMENT regardé la cornada, pour vérifier que la blessure résultait -comme je le pensais- de l'erreur technique du torero et non de la dangerosité de ce toro. Dans le premier cas JT est malhabile, dans le second il est valeureux.
Tout cela confirmant pour moi l'idée que de se confronter à des toros-collaborateurs engendre un manque de respect et une minimisation du risque qui entraîne la plupart des blessures.
Je vous prie de croire, cher JP (et ce n'est pas une rationalisation), qu'il n'y avait qu'un regard technique: que s'est-il passé et pourquoi?

el chulo a dit…

tu vas te faire engueuler, comme moi par lionel, peut être pour manichéisme, de n'etre pas un adulateur de la charity business, et de critiquer "systématiquement" le "système" taurin, ce qui serait peu constructif.
et qu'il se rassure, je n'étais pas non plus à bayonne, pas plus qu'à vic d'ailleurs, cette année là!
voir ce qui se passe actuellement à las ventas.
je n'ai rien vu d'autre, en réponse à ton article.

Anonyme a dit…

Chulo, j'ai simplement exprimé ce que je ressens à la lecture de nombreux de vos commentaires postés sur la blogosphère taurine hexagonale. Si vous en êtes à penser qu'il s'agit d'une engueulade, libre à vous. De mon côté, lorsque l'on me critique, je n'en suis plus au stade du « le monsieur il m'a grondé ». Quant à la la seule critique systématique que fait Xavier et que je ne partage pas du tout (surtout sur la forme), l'intéressé sait ce que j'en pense. J'ai eu l'occasion de lui écrire en commentaire ici-même, et sans pseudo, comme ça il a pu m'identifier aisément.
Xavier, je n'ai jamais pensé que puissiez critiquer l'homme. Depuis que je vous lis ou bien lorsque nous avons eu l'occasion de discuter ensemble l'an passé à Vic, j'ai pu constater cette qualité chez vous. Et puis vous n'aviez pas besoin de vous justifier jusqu'à mentionner où vous étiez exactement lors du JT de 17 heures bayonnais, je suis simplement ravis de constater que vous n'étiez pas des aficionados qui demandent du toro-toro tout en allant jusqu'à déifier San José.
Lionel

Xavier KLEIN a dit…

Merci de cette précision Lionel.
Mais je ne suis pas adepte du toro-toro, mais du toro tout court: un opposant, pas un faire valoir.
Quand "Rafaël" ou Curro toréaient, ce n'était pas des monstres, mais il y avait quand même plus de substance. Et les connaisseurs (je ne suis pas un hagiographe érudit) pourraient évoquer qu'ils se sont parfois "colloqués" avec du franchement dur.
Ce qui me gène actuellement, c'est que les figuras ne se confrontent quasiment plus JAMAIS avec la difficulté.

Jean-Paul Richier a dit…

A lire à la suite de mon commentaire du 13 mai

Et la cornada de Julio Aparicio, ce vendredi 21 mai à Las Ventas, apparaît déjà sur les sites taurins espagnols, qui annoncent "la séquence photographique complète". Las Ventas ne lui porte pas chance, il y avait déjà été blessé il y a deux ans.

Si je trouve honteux de supplicier un taureau, je trouve également honteux de faire prendre ce genre de risque à des hommes. Les spectateurs pour leur sombre passion, les empresarios et les apoderos pour le fric. J'ai mal pour lui comme j'ai mal pour les taureaux. J'espère que le chir maxillo-facial va le réparer au mieux, et que le désir de toréer lui aura passé.

La vidéo est difficilement soutenable. Combien vous pariez qu'on va la trouver sur les sites taurins en un temps record ?
A moins que des questions de copyright entrent en jeu...

Xavier KLEIN a dit…

Je suis entièrement d'accord avec vous Jean Paul sur le goût nauséabond et morbide d'aller se repaître de ces vidéos. Vous et moi savons ce que cela sous-entend.
Par contre la prise de risque reponsable, le "désir décidé" d'un homme qui se met devant les toros (et Aparicion n'est pas un jeunot) procède du principe de base de la corrida sur lequel, bien évidemment, nous ne pouvons nous accorder.
Est-ce pire que d'escalader des falaises sans être encordé ou de traverser l'Atlantique en solitaire?