Humeurs taurines et éclectiques

lundi 16 février 2009

Julian PITT-RIVERS 2

LE SACRIFICE DU TORO

L'ANTHROPOLOGIE -du grec anthropos: homme et logos, étude- est la science humaine qui se préoccupe de l'étude des êtres humains sous tous leurs aspects: physique (anatomie, physiologie, pathologie, évolution) et culturels (sociaux, psychologiques, sociologiques, historiques, géographiques, etc.). C'est donc une science de synthèse qui mobilise les méthodes et les connaissances de bien d'autres sciences. C'est le cas de toutes les sciences actuelles -et particulièrement des sciences humaines- qui ne peuvent plus fonctionner indépendamment de leurs consoeurs. Mais l'anthropologie a été définie par Eric Wolf comme «la plus scientifique des sciences humaines et comme la plus humaine des sciences de la nature». Par cette simple phrase, il montre à quel point les contributions de l'anthropologie s'insèrent au coeur de toutes les autres sciences.
D'Emile Durckeim à Claude Levy Strauss, en passant par Roger Bastide, Georges Balandier, Pierre Bourdieu, Marcel Mauss, René Girard, pour ne citer que quelques philosophes ou anthropologues de l'école française, ces scientifiques de haute volée figurent parmi les hommes qui internationalement ont fait progresser la connaissance de l'humain.
Julian PITT-RIVERS a côtoyé ces chercheurs, s'est lui même fortement investi dans des recherches centrées sur les cultures méditerranéennes et notamment sur la tauromachie. C'est sans doute le premier chercheur (et non un érudit de talent) qui a appliqué les méthodes de l'anthropologie moderne (de l'école structuraliste) à la res taurina.
Le présent article se fonde sur les notes prises lors de la conférence qu'il tint à Dax au début des années 80 (je ne me souviens plus de la date exacte), sur les conversations que nous entretenions et surtout sur un texte paru en 1983 dans «Le temps de la réflexion» chez Gallimard (page 281 à 297) intitulé «Le sacrifice du taureau», texte à ma connaissance quasiment introuvable dans le commerce, qui résume sa réflexion sur le sujet.
Il y aurait matière à un long avertissement tant le mode de pensée anthropologique et ses conclusions peuvent dérouter voire choquer le lecteur non averti. Il nous faut toutefois préciser que l'étude de Julian PITT-RIVERS se rapporte à un phénomène précis, dans un lieu précis, l'Andalousie et dans un temps précis: les années 50. Vamos con su permiso!

«L’objet de cette étude est de dégager le sens symbolique de la corrida; seul il peut rendre compte de ce qui se passe et faire comprendre pourquoi les foules, femmes et enfants compris, paient cher pour assister à un spectacle qui devrait plutôt répugner aux âmes sensibles d’aujourd’hui.»
Julian PITT-RIVERS définit la corrida comme la «manifestation rituelle d’une revendication de l’orgueil masculin». La corrida est d’évidence pour lui un sacrifice. Mais un sacrifice est normalement un acte religieux: de quelle religion s’agit-il là? Tout processus sacrificiel suppose un échange avec une force divine –échange d’un bien matériel contre un état de grâce- dans le cas de la corrida qu’est-ce qui est échangé et entre qui?
On sait depuis Edward TYLOR qu'un rituel est une magie visant à atteindre des fins pratiques ou à obtenir des dieux des avantages. Les sociétés modernes, se croyant rationnelles et scientifiques, refusent de reconnaître leurs rites, assimilés à de l'archaïsme, même si les rites y foisonnent, camouflés sous des prétextes pseudo-scientifiques, pseudo-hygiéniques ou prétendument pratiques. «Ainsi réussissons-nous à nous cacher le sens profond de nos actes.[...] Le rituel est un langage symbolique qui n’exprime pas un raisonnement conscient. [...] La signification des symboles n’est jamais évidente pour ceux qui les utilisent et ne se dévoile qu’à celui qui les observe de l’extérieur.»
Les symboles évoqués sont polysémiques (il peuvent revêtir des sens différents), c’est leur juxtaposition qui confère à l’analyse de l’anthropologue son bien fondé.
Le taureau, d'abord gibier durant la période paléolithique, devient avec la domestication un «emblème de la virilité triomphante», voire de la virilité débordante et débridée puisque de nombreux contes populaires ou mythes nous rapportent qu'on lui fait offrande de jeunes filles belles et pures, jusqu'à l'intervention du héros salvateur qui rend la paix et la prospérité à la cité en le sacrifiant. Les mêmes «ritèmes» (éléments du mythe et du rite) se retrouvent dans des récits méditerranéens mettant en jeu des dragons, ou des animaux fantastiques et des taureaux (cf. «Le taureau, rites et jeux» d'Angel Alvarez de Miranda) et le «Saint Georges» qui avec sa lance ou Thésée avec son glaive viennent régler la question.
«Le taureau de corrida, dont le rôle est de symboliser la Nature sauvage, est un animal domestique […], c'est la culture humaine qui a fait de lui ce qu'il paraît être en entrant dans l'arène, l'ennemi de toute humanité. Véritable Minotaure mi-fauve, mi-fabrication humaine, il appartient au domaine des rêves plutôt qu'à celui de l'économie politique.»
Julian PITT-RIVERS s’intéresse ensuite à l’habillement des publics andalous des années 50: señoritos vestonnés, tenues endimanchées (mais plus gaies que pour la messe: les femmes remplacent la mantille noire par la blanche, les hommes le feutre par le sombrero de ala ancha). Il note les aménagements très spécifiques des arènes et surtout les burladeros (du verbe burlar: tromper, mais aussi «se moquer de quelqu’un pour le déshonorer» comme Don Juan, le «Burlador de Sevilla»). Il relève également que la viande de toro est particulièrement appréciée, anciennement distribuée dans les hospices, hôpitaux et institutions de charité.
Les corridas étaient (et sont presque toujours) partie intégrante d’une fête d’origine religieuse, dédiée au saint patron de la communauté (San Fermin, San Isidro, San Miguel, San Mateo, etc.), ou se déroulent les dimanches. Autrefois, les corridas étaient célébrées par les monarques ou les puissants en l’honneur d’un mariage, d’un décès, d’une visite diplomatique, d’une victoire ou de quelconque grande occasion (canonisation d’un saint).
Il convient de souligner l’aspect féminin des toreros, maintes fois observé, qui contredit sa revendication de la masculinité. Les couleurs et les matières du traje de luces qui contraste avec la sobriété des vêtements masculins (surtout le traditionnel traje de campo) hors de l’arène, la grâce dans le maniement du capote, qualité exclusivement féminine en Andalousie.
«En réalité, le matador se dépouille progressivement de ses symboles féminins au cours du combat.» Il se dévêt du capote de paseo, chargé de dorures, de décors floraux ou d’images pieuses, qui se retrouve le plus souvent confiée à une belle femme en barrera, dont il cache la partie inférieure du corps. Il salue d’une seule main avec sa montera (alors que les picadors se décoiffent).
On peut d’ailleurs noter que la montera est la pièce du costume qui a le plus évolué, et qu’elle ne correspond en rien à une coiffure traditionnelle existante. C’est une création originale et très singulière: une lourde toque d’astrakan sous des climats méditerranéens! Je fis d’ailleurs remarquer à Julian PITT-RIVERS, que ce mot était employé en argot taurin comme synonyme du sexe féminin, et qu’il n’était nullement indifférent de noter le rituel très particulier du brindis (l’offrande au public du dernier attribut de la féminité) et le signifiant très puissant de l’augure quand la montera tombe du côté face (poil) ou du côté pile (rouge vaginal) (Note du Rédacteur).
Puis le torero joue du capote de brega, aux couleurs très singulières elles aussi, rose à l’extérieur et jaune (la couleur infâme) à l’intérieur, comme les danseuses de flamenco ou Maryline Monroe sur sa bouche de métro jouent de leur jupe. Le registre du toreo de capote (chicuelinas, gaoneras, reboleras, serpentinas, mariposas, etc.) renvoie aux bulerias des bailadoras. Sans parler de la veronica, dont le nom fait allusion à Sainte Véronique essuyant le visage du Christ durant la Passion: geste doublement féminin et religieux.
SUITE DANS PITT-RIVERS 3


BIBLIOGRAPHIE:

Julian PITT-RIVERS «People of the Sierra», Londres 1954, Chicago University Press 1962
Julian PITT-RIVERS «De lumières et de lunes: analyse de deux habillements andalous à connotation festive» in «Vêtements et société», 2° colloque du musée de l'homme, 1983
Julian PITT-RIVERS «Anthropologie de l'honneur; la mésaventure de Sichem», Paris, Le Sycomore, 1983
«Antroplogia de la tauromaquia: Obra taurina completa de Julian PITT-RIVERS» Revista de Estudios Taurinos numeros 14, 15, Sevilla, 2002

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Enormément de sujets qui m’interpellent dans un seul et même article Xavier. Je n’arrive pas à rejoindre l’assimilation de la corrida à un acte religieux, comme s’en interroge Julian Pitt-Rivers, au travers du sacrifice du toro. Certes, les sacrifices sont de l’ordre du religieux, mais la corrida est paradoxalement l’un des rares lieus ou le sacrifice n’est pas religieux. Car contrairement aux religions, la corrida ne possède pas de dogmes. Par contre, si l’on place la corrida sur l’aspect de la relation au Divin, là je rejoints, mais à condition que le Divin ne soit pas associé à un Dieu, comme il est fait trop communément, mais que l’association de Divin soit faite dans la définition de ce qui est de l’ordre du « parfait », du « merveilleux », de « l’exquis », qui sont aussi les autres perceptions de la définition du Divin. Ce qu’est la corrida à mon sens, surtout lorsque les bichos sortent comme les Raso del Portillo (ou des Hoyos de la Gitana vicois il y a quelques années, mais ceci est un goût tout à fait personnel).
Il est certain que nos sociétés refusent de voir l’aspect rituélique des choses, j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur le sujet, je n’irai donc pas plus loin, juste préciser que c’est sur ce point que je fais la différence entre les rites positifs et négatifs que proposent notre XXIè siècle.
Quant au symbole, il n’est rien sans le rite, et le rite n’est rien sans le symbole. Au delà du symbole de l’animal, s’ajoute foule d’autres symboles allant jusqu’à celui de la déambulation dans le sens de la polarisation de la lumière. Concernant les tenues vestimentaires, elles sont aussi partie prenante de cette symbolique, et pas seulement de la part des différents protagonistes présents dans le ruedo, elle est aussi visible sur les étagères. Nécessaire pour certains, afin de s’approprier le rite.
Sur l’aspect des corridas qui se donnent dans la cadre des fêtes religieuses, il faut y ajouter les fêtes nationales et patronales. Il est intéressant toutefois de noter que la San Fermin, qui célèbre Ferminus fils de Firmus sénateur de Pamplona et de Eugénia, exécuté aux environs de l’an 303 à Amien lorsqu’il alla évangéliser les « mécréants », se déroule au mois de juillet, alors que la Saint Firmin est le 10 octobre. C’est depuis 1591, que la cité navarraise célèbre son Saint patron hors des dates « officielles ».
Lionel

Xavier KLEIN a dit…

Cher Lionel,
Normalement j'ai prévu de traiter le sujet en 4 articles. Le dernier sera celui des commentaires.
Peut-être la réponse tient elle au mot religion: ce qui relie, fait lien.
Peut-être aussi faut-il se questionner sur cette phobie actuelle définitive et absolue de la religion et du dogme.
C'est une spécificité surtout française parfaitement déconnectée de toute réalité. Nous vivons de dogmes (au sens de: ensemble des points de doctrine d'un système de pensée).
Liberté, égalité, fraternité: c'est un dogme. Il y a là une revendication de liberté de l'esprit qui est à mon avis complètement illusoire et virtuelle.
J'essaie de séparer dans ma vie ce qui est de l'ordre des faits (la science) et ce qui est de l'ordre de la croyance. Pour autant, nous vivons aussi de croyances, vivre sans est impossible à moins de penser que nous sommes des êtres raisonnables, ce qui n'est pas le cas.

Molinie a dit…

je viens de me recueillir ce matin sur la tombe de Julian Pitt-Rivers et je tiens à donner ce modeste témoignage.
Je suis anthropologue moi-même (au CNRS) et je puis confirmer la qualité du travail de Julian Pitt-Rivers avec qui j'ai eu l'occasion de travailler. Il a véritablement fondé non seulement une anthropologie de la tauromachie mais encore une anthropologie de l'Andalousie et, bien au delà, il a su transposer des méthodes confirmées pour des terrains exotiques (Afrique, Asie, Amérindiens etc..) aux études européennes et même à une anthropologie de nous-mêmes.
Ses oeuvres taurines complètes sont rassemblées dans un volume de la revue sévillanne Estudios Taurinos ( numéro 14/15, 2002). Elles sont traduites en espagnol mais on peut y trouver les références des articles originaux. Le numéro suivant de cette même revue (n° 16, 2003) constitue un hommage à cette oeuvre à travers plusieurs articles originaux dont le mien. Incontestablement l'article sur le sacrifice du toro que vous citez (Le temps de la réflexion 1983) est son oeuvre taurine fondatrice. Il a suscité des polémiques mais surtout des travaux novateurs.
je voudrais souligner un aspect de l'oeuvre de Julian Pitt-Rivers qui est mal connu et qui intéressera BREGA: Julian est intervenu auprès du parlement de Strasbourg pour défendre la corrida et lutter contre son interdiction dans tel ou tel pays européen.
Enfin puis-je signaler qu'une équipe que j'ai dirigée a procédé à une revisite du premier "terrain" anthropologique de J. Pitt-Rivers à Grazalema en Andalousie (cf son premier ouvra people of the Sierra). Vous trouverez ces travaux, la plupart faits par des Andalous et moi-même sur le site http://ateliers.revues.org/sommaire1073.htlm
La modestie de ce grand anthropologue, ses idées novatrices, l'école qu'il a créée ne peuvent que suscité l'admiration et surtout la curiosité des amateurs de BREGA.

Xavier KLEIN a dit…

Chère Molinie,
Pouvez-vous m'adresser vos coordonnées (e-mail, portable) pour entrer en contact?
Merci