La pique et la massue constituent les deux armes les plus antiques de l'humanité. Elles témoignent des premières spécialisations de l'outil primal (l'arme est l'outil à tuer) qu'est le bâton, qui peut être manié de manière contondante ou perforante.
Nos cousins chimpanzés et gorilles utilisent régulièrement le bâton: pour déterrer des tubercules, pour éventrer des termitières, farfouiller dans les fourmilières ou broyer des lambeaux d'écorces. Ils ont même commencé à subodorer des débouchés plus intéressants en les utilisant pour effrayer les intrus en les brandissant ou en martelant le sol.
Mais qu'on se rassure, ils n'ont jamais encore envisagé des solutions nettement plus ludiques, comme de fracasser le crâne d'un congénère ou de lui percer la panse. Pour cela, il fallait accéder à un degré plus élevé d'évolution et devenir: Homo habilis.
Ce fût fait, au cours de la période de l'Oldowayen, il y a quelques 2,5 millions d'années en Afrique. On connaît globalement la suite.
L'accession à «l'humanité» fût donc avant tout le fruit de la nécessité, et notamment d'un changement de régime alimentaire. L'hominidé est devenu homme parce qu'il a su s'adapter en passant du végétarisme, agrémenté de quelques charognes rencontrées ça et là, à un statut de prédateur carnivore.
La condition sine qua non du devenir humain fût donc d'apprendre à tuer... La transition à la consommation croissante de protéines animales a non seulement favorisé le développement de l'activité cérébrale et du volume cranien, mais a conduit au développement de l'intelligence par l'élaboration de stratégies pour traquer et tuer le gibier.
Paranthropus boisei (qui est encore un australopithèque) ou son collègue, homo habilis, n'étaient pas des mieux outillés pour le safari aurochs ou la chasse à courre. On est loin de Tarzan, de Schwarzenegger ou de Chabal (on ne parle pas du faciès!): 1,50 m en moyenne pour 55 kg (1,40 m pour 40 kg pour les dames).
Les performances à la course ou au saut n'étant pas encore olympiques, l'équipement standard de Rahan ne comportant ni griffes acérées, ni crocs redoutables, il fallut donc faire fonctionner le ciboulot et user d'expédients. Le premier de ceux-ci mais non le seul, et pendant longtemps, fût donc le bâton (la pierre a également joué son rôle).
On peut utiliser un bâton de diverses manières, qui se sont perpétuées et sophistiquées jusqu'à nos jours.
Tout d'abord, on peut s'en servir comme d'un projectile et le lancer. Cela a donné dans un premier temps, la lance, la sagaie ou le javelot, par la suite, on a utilisé des amplificateurs: le propulseur, l'arc (puis bien plus tard, la baliste). Le problème de l'objet lancé c'est que pour parvenir à une certaine efficacité dans la contusion ou la pénétration, il doit disposer d'une considérable énergie cinétique et/ou de capacités de perforation optimales. Jusqu'à la domestication du feu, 2,4 million d'années plus tard (en -150000) qui permit de durcir les pointes, ou la découverte de l'industrie lithique qui permit de les renforcer, et à fortiori jusqu'à l'invention de l'arc encore plus récente, il fallut bien de se contenter de manier le modeste bâton, manu militari.
La deuxième manière, et la plus archaïque fût donc d'escrimer, d'user de l'estoc ou de la taille, d'assommer ou d'étriper.
Frapper ou piquer, ces deux techniques se différencient par des modalités, des contingences et des effets très caractéristiques.
L'escrime au bâton s'est développée pendant plus de 2 millions d'années, c'est indubitablement la plus ancienne technique créée et perfectionnée par l'homme. Elle fût également la première opportunité de civilisation et de contention de la violence. La technique permet en effet de privilégier l'efficacité de la science, et donc de l'intelligence, par rapport à l'emploi de la force brute. Un avorton qui sait manier un léger et robuste bâton de 1,30 m et de 3 cm de diamètre triomphera d'un géant qui use anarchiquement d'un énorme gourdin. David contre Goliath.
Les techniques de lutte au bâton ne subsistent plus résiduellement que dans quelques «niches» culturelles. En Europe, ne demeurent au Portugal que le «jogo do pau», aux Canaries le «juego de palo». En France, le «bâton de combat» s'est transformé en «bâton français», une école de savate avec la «canne d'arme». En orient, les traditions ont mieux perduré: silambam en Inde, arnis aux Philippines, banshay en Birmanie, wushu en Chine, bojutsu ou jodo au Japon.
La pratique de ces techniques permet d'appréhender très limpidement une différenciation majeure entre estoc et taille, entre frappe et piqué.
La frappe nécessite de la force physique et surtout de réduire la distance avec l'adversaire. Le piqué permet, avec une économie de moyens et d'efforts, de conserver beaucoup plus de distance avec des résultats moins hasardeux et plus dévastateurs. Il s'agit de concentrer l'énergie du coup porté sur un point névralgique avec l'extrémité du bâton, (c'est à dire 6 cm² pour un «tsuki» porté en jodo). Ce n'est pas la vigueur ou la force qui interviennent alors, mais le poids du corps (le sien est celui du déplacement de l'adversaire), l'impulsion et l'accélération qui se portent sur une surface infime. Un simple calcul de physique (dont je suis bien incapable) montrerait alors que la force exercée se compte en quintaux.
Pourquoi ce long développement?
Pour arriver à la conclusion que notre homo habilis, aussi sadique que nous, mais aussi peu masochiste, préférait d'évidence manier l'épieu (notre pique) que la massue, et qu'il est infiniment plus aisé de venir à bout d'un buffle qui vous charge en le piquant, qu'en essayant de l'assommer. La pique, en tant qu'arme d'estoc qui permet de tuer à distance avec un minimum de risques, est donc, selon toute logique, la plus ancienne arme du monde.
L'évolution n'a cessé d'améliorer sans cesse les techniques cynégétiques et guerrières: le bâton de bois s'est sophistiqué d'os ou de silex, avant de devenir le bâton de bronze, puis le bâton de fer: l'épée. Le principe de base reste toutefois le même, comme le manuel d'utilisation.
Si nos sociétés semblent avoir oublié le tribut qu'elles doivent au bâton qui a permis les prémices de l'humanité et de la civilisation, elles n'en conservent pas moins par delà les millénaires, et de manière éclatante, des vestiges symboliques évidents de son glorieux passé.
Le bâton conserve un signifiant immense dans notre temps. Au delà de l'évidence du symbole phallique, il incarne ce qui soutient et guide l'homme, le protège, mais aussi ce qui traduit sa puissance et sa domination, ce qui châtie, ce qui indique l'autorité.
Du «bâton de Jacob» qui guidait les navigateurs, au bâton de mesures (utilisé jusqu'après la Révolution), au bâton augural des aruspices, à la baguette magique des sorciers ou à celle des chefs d'orchestres, le bâton guide, norme, introduit la mesure, génère l'ordre dans le chaos du monde ou des chiffres.
Du bâton de maréchal ou de commandement des généraux au cep de vigne du centurion, en passant par les verges des licteurs ou le bâton du tambour-major, le bâton symbolise aussi le commandement, la domination ou le châtiment.
De feu le bâton blanc des gardiens de la paix à la férule des maîtres, à la crosse de l'évêque, à la houlette du berger, le bâton exprime la protection bienfaisante de l'autorité.
Dans la culture antique le bâton est l'emblème de la connaissance par excellence. Que l'on pense seulement à Esculape et à son caducée (ou à Moïse dont le bâton de commandement se transforme en serpent devant Pharaon ou libère la source dans le désert).
Les Romains ne s'y trompaient pas, qui remettaient aux généraux vainqueurs, durant le triomphe qui les assimilait aux dieux, lors des acclamations impériales, un bâton qu'ils nommaient imperium. C'était le symbole du pouvoir suprême, qui conférait l'auctoritas, l'autorité absolue, d'émanation divine.
Au Moyen-Âge, l'épée, bâton de fer, incarne certes le pouvoir de la classe dominante chevaleresque, mais pas autant que la longue lance, apanage exclusif de ceux qui pouvaient financer cheval, armure et serviteurs (on dirait maintenant la logistique). Pour compter l'effectif des armées on dénombrait les lances.
Le bâton n'est pas fruit de l'industrie humaine à l'égal du métal, qui est une production technologique. Il évoque et résulte du règne végétal et fait transition entre l'homme et la nature ou plus exactement entre l'animalité et la minéralité. Dans la chaîne écologique, le règne végétal existe par le règne minéral pour permettre le règne animal.
En France on nomme la plaza de toros arènes. Ce mot n'a rien d'innocent en ce qu'il décrit cet univers sableux, métaphore parfaite du monde minéral, délibérément dépourvu de plantes, d'arbres ou de fleurs. D'autres enceintes sont engazonnées, comme nos stades, ou nos hippodromes, pourquoi le choix d'un tel milieu stérile qui exclut a priori le règne végétal?
Peut-être l'homme dans le lieu de la célébration et de la confrontation originelles avec la nature se place t-il instinctivement dans un cadre qui lui permette de tout maîtriser, dont il détient toute les clefs, qui lui permette de contenir la sauvagerie de la rencontre entre l'homme et la bête?
Il n'est pas indifférent de relever que l'irruption du végétal dans le minéral ne s'opère durant une corrida qu'en deux circonstances: par l'emploi de la pique et des banderilles, seuls objets transitionnels qui permettent les uniques contacts entre homme et toro et pour célébrer le triomphe de l'homme fêté par un déluge de fleurs.
Ce dernier usage nous questionne fortement par son caractère singulier. Dans la civilisation occidentale, il n'est pas coutumier d'offrir des fleurs à un homme. L'offrande des fleurs s'adresse aux femmes, avec une très forte connotation sexuelle, par l'objet même du don (l'appareil reproductif de la plante), et par ce que nous savons du «langage des fleurs», élaboré dans l'optique de la séduction.
Les seules exceptions s'appliquent à des évènements dont la connotation sacrale ne saurait échapper à personne: les commémorations, les mariages, les enterrements et les victoires.
Les codificateurs de la corrida fin XVIIIème, début du XIXème siècle, aussi imprégnés de mysticisme que de l'esprit des lumières, mais également pénétrés de cette rythmique ternaire qui selon les anciens commande l'univers (3 toreros, 3 tercios, 2 fois 3 toros, 3 terrains, etc...), n'ont pu ignorer la trilogie cosmique du minéral, du végétal et de l'animal, dominée par l'homme qui s'extrait de la nature pour obéir à l'injonction de l'Ecriture: «Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur terre.» (Genèse I-26)
Normer, mesurer, châtier, dominer: on voit que la pique conserve intacte plusieurs des caractères éminemment archaïques et symboliques, qui restent attachés, dans nos mémoires profondes à cet attribut fondamental de l'activité et de l'histoire de l'humanité.
Dans la liturgie taurine, le tercio de piques occupe une place prépondérante aussi fondamentale que les deux autres, celui des banderilles et celui de la mort. Car le troisième tercio est bien, malgré sa dégénérescence actuelle, la suerte de la muerte, même si la fonction ludique du jeu de muleta s'est boursouflée au point d'occulter les autres.
L'amoindrir encore, comme le voudraient certains, au nom d'une prétendue modernité, serait aberrant non seulement du point de vue technique ou éthique mais surtout du point de vue symbolique en amputant la corrida d'un de ses signifiants les plus fondamentaux.
La modernité ne saurait être le paravent de l'ignorance.
Les Vandales étaient eux aussi modernes quand ils ont porté le coup de grâce à l'empire romain décadent.
«L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit» Aristote
Xavier KLEIN
12 commentaires:
Faut que je le récite demain ?,suis mal barré ....
J'affirme mon inculture et mon ignorance ,a part Goya suis nul malgre que jadis j'ai lu le Mythe du Taureau de mon ex,toutes mes excuses mais la je prends la garrocha et hop par dessus.
Bonne soirée companero.
Cher Bruno,
Je revendique l'ambition , qui ne te déplaira sûrement pas, d'être un "militant culturel". C'est à dire de considérer à priori que tout monde peut et doit accéder à la culture et au savoir. Qu'en tout cas, il faut proposer une approche plus approfondie des choses à tout le monde, même si ce n'est pas toujours facile et que ça exige des efforts.
J'en ai marre qu'on me dise: "les gens ne peuvent pas comprendre", "Ca ne les intéresse pas", "Il faut se mettre à la portée de..."
Tout ça, c'est une manière de prendre nos concitoyens pour des cons, et de les maintenir dans la "starac attitude".
Dans mon engagement politique, professionnel, et...taurin, je refuse d'être démagogue. Et le fait d'aborder des sujets complexes, comme celui d'utiliser une langue littéraire, c'est pour moi un respect dû aux lecteurs que je me refuse à prendre pour un débile.
Ceci dit, étant donné une vie difficile avec un boulot abrutissant, dont tu témoignes souvent, je comprends aussi parfaitement que l'on ne soit pas toujours disponible cérébralement pour ingurgiter ma prose souvent chargée et dense.
Ceci dit, je ne te considères en aucun cas comme nul et ignorant.
Tout au contraire, tes remarques pleines d'humour, de franchise, de fraîcheur et de bon sens sont un délice et une nécessité.
Ne change pas...
Le fait que tu me lises m'honore et me motive.
Arrête un peu avec ce complexe d'infériorité injustifié (peut-être un peu de déprime!).
Très cordialement.
Très intéressant, de la fraîcheur intellectuelle au delà des sentiers battus traditionnels du monde des toros.
Une remarque toutefois,je ne crois pas qu'il n'y ait que les chimpanzés qui lèvent le bâton pour effrayer les intrus, les manifs prochaines vont le démontrer... Plus sérieusement je trouve que vous faites une belle démonstration nette et précise, que cesser de ne manger que de l'herbe a favorisé l'amélioration intellectuelle de l'espèce humaine.
Vous évoquez la nécessité de tuer l'animal pour se nourrir, l'on pourrait y ajouter la nécessité de tuer l'animal pour mieux regarder la mort en face et ainsi de mieux cheminer avec son intélect (voir la vie dans les campagnes ou celle lorsque nous étions gamins avecle lapin dominical chez tonton et tatie en ce qui me concerne). Regardons où en arrive, sociétalement les anglo-saxons où seule la mort à l'hôpital est acceptée. Peur de la mort, pas pour sa laideur elle même, mais pour égoïstement se protéger d'elle et des inconvénients qu'elle procure, car ils refusent de la voir en face. Une démarche de peur, individualiste ou le souffrant n'est plus soutenu par la société mais par ses seuls proches (et encore).
Dans le rôle du bâton, l'on peut y adjoindre celui de la canne, qui est aussi un bâton. Et qui supporte le poids lorsque l'on est fatigué. Qui permet de toucher sans y mettre les mains, l'obstacle inconnu sur notre chemin. Qui peut aussi servir à se défendre, mais est aussi un symbole d'appartenance à un groupe ou bien d'accès à une fonction plus ou moins importante. Cette canne, entre autre utilisée ainsi dans le compagnonnage, l'est aussi dans diverses sociétés initiatiques.
Vous évoquez le végétal qui ne fait pas partie intégrante de la plaza, tout à fait d'accord au premier abord. Mais avant toute végétation, la terre est visuellement nue. Donc sur un aspect symbolique, le sable nu du ruedo, ne peut-il pas être apparenté au sol nu d'avant culture qui va générer justement la culture, la création ? A savoir que de ce sol nu, va sortir la lidia, créatrice de l'éternel affrontement entre l'homme et le toro.
Je partage votre approche du rythmique ternaire, mais il ne faut oublier qu'à bien y regarder, dans l'acte taurin l'on y retrouve aussi le 5 et le 7. Autres chiffres symboliques.
Ce n'est facile d'aborder de manière très courte, peu développée, de tels sujets, dommage que l'échange ne puisse pas être plus profond, à moins quel'on se croise un jour sur les tendidos.
Lionel
Cher Xavier,
J'ai cinquante sept piges et j'en ai pris lleno la cabeza all my live et con tu permiso je ne supporte pas l'insulte gratuite et non fondée qui delecte Mr anonyme because je melange trois langues par commodite y nada mas ,alors toi qui est un modele de prose ,de culture comprends que ce soir apres une journée de taf je suis courroucé
Excuses moi mais me semble que peux etre tu acquiesceras
Cordialement et bonne soirée
bruno
cher xavier,
très très bien tout cela.je dévore...
connais-tu le poète serge pey et ses poèmes-bâtons ?
je te laisse un lien.
http://www.wizya.net/pey.htm
du coup je compte attraper le bâton tendu non pas pour me faire battre mais pour en profiter comme lors d'une prise de relais (encore un bâton) et rompre quelques palos au comptoir de chez moi autour de cette vieille branche de pey parce qu'en plus il touche au flamenco avec les aiguiseurs de couteaux, son hommage aux taureaux et à la bailaora de toulouse la joselito (copla infinie pour les hommes taureaux le dimanche)...
merci pour le rebond.
et encore chapeau pour le texte.
ludo
Lionel,
Si vous désirez produire un article sur le sujet, je le publierai avec plaisir.
Je travaille sur le thème que vous évoquez depuis plusieurs mois (je rédige un livre).
Je serai curieux de voir se développer vos idées à ce sujet.
Bruno,
Tu es comme tu es!
Et comme tu es, tu me conviens parfaitement. Pour moi, la différence est une vertu, la colère et l'indignation sont des bénédictions. Surtout par les temps qui courrent d'amorphisme et de passivité.
Je crois surtout, qu'il faut que les gens apprennent à te connaître, car au premier abord tu es assez surprenant.
Après, on ne peut plus s'en passer...
J'acquiesce!
Comment vous joindre? Je ne vois pas d'adresse courriel sur le blog. De mon côté, le livre est rédigé, il va être publié au début de la prochaine temporada.
Lionel
Lionel,
Enregistrez vous à "abonnés fidèles" et j'aurai votre mail.
Merci
Voilà qui est fait !
Lionel
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