Humeurs taurines et éclectiques

jeudi 8 avril 2010

La tauromachie ne peut exister que dans les ruedos

«Un livre qui passe à la télévision est un livre menacé, parce que la télévision transforme le livre en spectacle»

Jean d'Ormesson
«La télévision est faite pour ceux qui, n'ayant rien à dire, tiennent absolument à le faire savoir.»
Pierre Dac
Figurez-vous que je suis affligé de quelques infirmités psychiques qui ne laissent pas de m’embarrasser.
Outre une hyperactivité chronique qui ne me laisse point demeurer en place, ni coucher avant des heures avancées de la nuit, je pâtis fortement d’une agoraphobie qui se conjuguant avec une once de claustrophobie, me porte à me détourner des lieux clos et peuplés.
C’est dire qu’à mon grand regret, j’ai quelques difficultés à fréquenter les théâtres, les salles de cinéma ou de concert, les discothèques, mais également les stades et en général tous lieux où la foule se concentre et se presse. Quand j’y suis contraint, ma première préoccupation est de repérer l’issue salvatrice, ma deuxième étant de m’en extraire.
L’arène constitue l’un des seuls endroits où la chose ne me paraisse pas insurmontable et porte quelque plaisir.
Pourquoi? Mystère…
Sans doute parce que s’y joue l’objet sous-jacent de la phobie et qu’on ne peut faire l’économie de s’y soustraire.

Mais tout aussi sûrement parce que le fait tauromachique, la «messe taurine», telle qu’il me plait de la nommer, ne peut A MON SENS n’être connue et vécue qu’en direct et en présence.
Loin de moi toute intention de critiquer ou de noircir ceux qui considèrent la chose autrement, je ne fais ici qu’exprimer ce que je ressens.
Par essence même, et dans «essence» s’entend le mot «sens», la tauromachie est un art de l’éphémère, mais c’est aussi et surtout un rituel communautaire (et non pas communautariste!) de célébration et de commémoration de notre humanité (et pour les «zantis» de notre inhumanité, ce qui revient au même…).
Qu’on veuille bien m’en excuser, mais je me refuse donc en règle générale, hormis pour des motifs de documentation, à suivre les corridas télévisées ou à regarder des D.V.D.

Pour préciser ma pensée, je voudrais évoquer l’un des plus moments taurins les plus marquants de ma vie, la faena que Francisco Rivera PAQUIRRI donna à Dax au toro Cariñoso d’Atanasio FERNANDEZ.
J’étais ce jour là enthousiaste, baigné de félicité et d’un profond sentiment de plénitude. Dans mon souvenir, cette faena me paraissait un summum, une perfection indépassable, un instant de grâce. La revoir en film super 8 fût une malédiction.
D’abord parce que depuis les années 70 la tauromachie a évolué, et que ce qui paraissait alors extraordinaire s’est ensuite banalisé. Ensuite parce que détachée du contexte et de la ferveur ambiante, on en discernait toutes les imperfections, et on n’y trouvait aucune grâce.
L’acte taurin exprime donc une émotion à un moment donné, dans un lieu et un contexte donnés. Découplé de cet instant, de ce lieu, de ce contexte, il perd selon moi toute signification, et une grande partie de sa saveur, comme ces poissons aux couleurs éclatantes qui deviennent ternes et cadavériques quand on les tire de leur lagon d’origine.

La représentation télévisuelle de la tauromachie pose d’autres problèmes dont certains furent souvent évoqués.
Le regard humain englobe tout, la caméra est limitative.
Le cerveau humain TRADUIT une image ou une scène vécue, analysant et remettant instantanément en perspective la multiplicité des informations reçues (éloignement, cadrage, angle et champ de vision, perspective, sons, odeurs, température, etc.). S’y mêle également un facteur déterminant que nos amis orientaux et notamment japonais prennent terriblement en compte et que nous avons tendance à minimiser, ce qui pourrait se traduire par «air du temps», et que nous qualifions d’«ambiance». Une ambiance qui déterminerait fortement le contexte.
A Tokyo ont été menées des études extrêmement sérieuses, sur le «ressenti» et sur les ressorts de la prise de décision par des groupes, selon les circonstances. On a notamment analysé les réactions souvent divergentes entre des groupes de cadres dont certains assistaient à une réunion in situ, et d’autres y participaient par vidéo-conférence. Les réactions, vécus et décisions s’avéraient totalement différents selon qu’on est présent ou à distance.
Paradoxalement, l’outil a priori neutre qu’est la caméra, se montre infiniment plus subjectif qu’il n’y paraît. En fait, la caméra n’est que l’œil -subjectif- de celui qui filme. Les plans retenus sont les choix du monteur. L’ensemble reflète les options du producteur. Tout cela, cette relativité, on l’apprend tant dans les écoles de photographie que dans les formations audio-visuelles où l’on insiste beaucoup sur le décryptage des images.
On voit donc la tauromachie que l’on veut nous montrer, on vit l’émotion qu’on veut nous transmettre. La vidéo est volontairement ou involontairement manipulatrice, ou tout au moins directrice. C’est d’ailleurs une critique -justifiée- des «zantis», qui n’hésitent d’ailleurs pas à procéder de même, mais au profit de leurs thèses.
Il faut également prendre en compte le décalage produit par l’image, qui relève d’un univers qu’on le veuille ou non virtuel, par rapport à la puissance du réel. C’est une chose d’assister corporellement à un drame (accident de voiture, etc.), c’en est une autre de le voir à la télé. Avoir devant soi un gamin qui meurt de faim dans le 1/3 monde est une autre expérience que de l’entrevoir distraitement aux infos.
Cette perte de la réalité par le passage d’un «monde complet» en trois dimensions (auxquelles s’ajoutent la contribution de tous les autres sens) à un monde codifié et plan en deux dimensions contribue à démystifier, à «désenchanter» un monde qui se sépare de plus en plus du magique, du merveilleux, dans la même proportion qu’il se sépare du réel.

Par delà ces «subtilités» techniques, nous abordons là le plus gros inconvénient de la retransmission télévisée qui tient à son objectif même.

Banaliser de la sorte ce qui doit demeurer de l’ordre de l’exceptionnel engendre des conséquences qu’on ne peut écarter par quelques arguments vite énoncés ou quelque revers de main dédaigneux.
Assister à une corrida procède d’une démarche, d’un désir et d’un projet construits.
Une corrida s’inscrit dans un contexte, le plus souvent festif. On se pomponne, certains revêtent même l’uniforme, on part pour la journée, on fait des kilomètres, on apéritive, on banquette, on festoie, on «bataille», on voit du monde, on paie cher, on est souvent déçu, on rebataille, etc.

Il y a l’attente, l’espérance, la consommation. Toutes choses dont on fait l’économie devant le petit écran, qui ne nécessite aucun de ces rituels préalables, aucune de ces rencontres avec l’Autre, nulle communion.
N’est-il d’ailleurs pas singulier que le passage croissant au télévisuel s’accompagne de plus en plus des rendez-vous de peñas, maigres palliatifs de l’acte festif et collectif de l’arène.
Infiniment plus inquiétante est la mutation d’un RITUEL POPULAIRE en SPECTACLE DE MASSE. Une mutation porteuse de modélisation et de concentration des formes en quelques stéréotypes normalisés de ce qui doit être beau et admirable.
La vidéo désenchante certes, mais pire transforme l’exceptionnel en ordinaire. On y voit dans les plus grandes arènes, les plus grandes ferias, pourvues des meilleurs (ou supposés tels) acteurs du système y produire leur maximum (ou supposé tel). Ce maximum devient implicitement la norme. Le luxe perd tout attrait lorsqu’il se galvaude.
Comment veut-on que le spectateur lambda s’y retrouve en partant à Parenfort, Roquetis, Airethez ou Beaucaistres et en y payant bien plus cher que son abonnement ou son DVD pour se confronter à la simple et banale incertitude de la vie taurine «ordinaire»?
La rareté ou l'absence créent le désir, la profusion l'éteint. Que l'on cesse de montrer les corridas à la télé, et l'on ira les voir dans les arènes. Parce qu'il n'y aura pas d'autres moyens. Parce que ce qui est rare est précieux et devient convoité. Un truisme tellement évident qu'il ne peut que donner à penser.
La banalisation télévisuelle de l’exceptionnel n’engendre que de la déception, et, à terme, la désaffection des arènes. LA TELEVISION ET LA VIDEO NUISENT A LA TAUROMACHIE. Tout comme elles ont nui au théâtre, à l'opéra, au music-hall, aux concerts et au cinéma. Tout comme elles ont délité le lien social entre les gens, le paseo vespéral dans les villes espagnoles, les rues animées des villes françaises les soirs d'étés avant l'apparition de la lucarne magique.
A qui cela profite t-il?
A court terme aux chaînes de TV et à quelques acteurs du mundillo.
A moyen et long terme à personne.
La corrida disparaîtra des petites plazas, cette chair et ce sang de la tauromachie.
Elle ne sera plus le rituel fédérateur et populaire de la rencontre des hommes et des femmes autour du mystère taurin. Elle ne génèrera plus cette élite de connaisseurs qui en fait un phénomène à la fois culturel et accessible à tous, fondée sur l’aficion (la passion) et la connaissance et non sur des critères sociaux ou universitaires. Il faudra se plier à la compréhension et surtout aux goûts du «tout venant».
On sait malheureusement que massification rime presque toujours avec nivellement par le bas et abaissement de l’exigence. Il faudrait en tirer les conséquences.
La première de celles-ci serait de se recentrer sur ces thématiques plutôt que d’aller chercher ailleurs la cause de la désaffection croissante des arènes.
Nos décideurs y ont-il intérêt (à court terme s’entend ce qui représente le seul intérêt qui leur importe)? Nullement, au contraire.
On entend jouer le requiem d’une pratique condamnée par avance au nom de la sainte modernité. On voudrait bien mais on n’peut point, nous serine t-on, en vouant les réticents ou les rebelles au passéisme.
Pourtant, il n’y aucune fatalité. Et l’on pourrait lister longuement les phénomènes culturels qui perdurent de par le monde, sans avoir succombés aux appâts de la modernité.
Il ne suffit que de vouloir.
Veut-on?

Xavier KLEIN

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Remarquable cette analyse. Vous nous faites réfléchir et réaliser les raisons, sinon de nos déceptions, au moins de nos désintérêts croissants pour les spectacles banalisés et déshumanisés, à la télé. Au fond, vous réhabilitez le livre.

el chulo a dit…

OUI!!!!!!!!!!!!!!!!!!!au moins pour le livre!