Humeurs taurines et éclectiques

jeudi 15 avril 2010

Qu’est-ce que le bon toreo? SUITE

" Albayde" (1884) Alexandre CABANEL

Lorsqu’on use et abuse pour défendre la tauromachie, des concepts de culture et de tradition, il paraît parfaitement absurde, dans le même temps, de tenter de promouvoir à toute force celui de modernité.
L’antinomie des termes est toujours destructrice d’un discours.

C’est une évidence tellement limpide qu’on ne peut que s’étonner qu’elle ne saute aux yeux de tous.
Est-ce à dire que la corrida doit demeurer un phénomène immobile, hors du temps, figée dans un carcan de normes éternelles et intangibles?
Ce serait bien entendu stupide et utopique. Et cela serait aussi la dénégation de tout ce qui a pu évoluer depuis les origines.
Pour autant, toute évolution peut-elle être envisagée et surtout légitime?

La question est complexe.

On la retrouve posée, dans les mêmes termes, pour d’autres pratiques culturelles ou artistiques (cinéma, peinture, danse, littérature, etc.). Elle s’annonce comme d’autant plus complexe que pour la même activité, plusieurs traditions ou écoles peuvent coexister.
Andy Warhol, expression d’une culture américaine délibérément détachée de ses racines européennes cohabite avec Dali ou Picasso, qui bien qu’inscrits dans une modernité incontestable, se rattachent toutefois profondément à la grande tradition de la peinture espagnole, et se reconnaissent comme héritiers du Greco, de Velazquez ou de Goya.
En tauromachie, cette diversité existe, entre trémendisme, classicisme, «flamenquisme», etc., entre l’art de Joselito et celui de Belmonte, entre celui de Rafaël de Paula et celui de Paco Ojeda.
Ces différentes traditions ou écoles se fondent sur l’accent porté sur un aspect ou une sensibilité particulièrement traités ou développés par un courant. L’esthétisme chez les toreros artistes, le spectaculaire et la prise de risque chez les trémendistes, la lidia technique chez les classiques, etc. Toutefois, ces différenciations de perception ou de traitement du sujet, n'altèrent en rien, où ne devraient pas altérer ce qui constitue le corpus central du "message", c'est à dire la confrontation conflictuelle entre l'homme et le toro, entre culture et nature, même si cette confrontation se voit sublimée par le moyen de l'art. Art qui ne devrait demeurer qu'un moyen, et non une fin.
La singularité de la corrida provient de la persistance d’un cadre rigide et inchangé, d’impératifs incontournables qui la définissent avec persistance depuis quasiment ses balbutiements originels. Et c’est en cela que la corrida se caractérise avant tout comme un phénomène avant tout RITUEL.
De la dynamique ternaire omniprésente dans tous ses aspects, et surtout dans son organisation en 3 tercios, jusqu’à la rigidité du cérémonial, en passant par la vesture même des acteurs, tout persiste intemporellement en tauromachie.
Et cette intemporalité est consubstantielle à son essence même.
La persistance d’un traje de luces, quasiment inchangé depuis 150 ans est, à cet égard symptomatique. Une persistance qui ne doit rien, ou pas grand chose, à l’objet réel de la corrida.
Imaginons par exemple que par un coup de baguette magique ou par l’effet de quelque filtre d’éternelle jouvence, un Antoñete retrouve ses 20 ans. Et qu’il surgisse dans un cartel du cycle sévillan, pratiquant la même tauromachie épurée et lumineuse, mais vêtu et casquetté de cuir, chaîné et clouté d’or, fanfreluché et santiaguisé à souhait comme un biker californien.
Scandale sans nul doute, car non respect des dogmes, codes et usages.
Pourtant l’essentiel serait préservé, l’art et la manière seraient bien là! Mais ce serait définitivement inconcevable.
Et c’est là, me semble t-il, que gît tout le problème.
On semble en ce moment accorder plus d’importance à l’accessoire, au décorum, au paraître ou au (faux) semblant, qu’à l’essence même, à l’âme de la tauromachie.
Certes, je suis de ceux qui accordent une attention sinon égale du moins aussi intense au fond qu’à la forme, mais justement, cette préoccupation ne saurait qu’être contrariée par la dénaturation croissante du fond, qu’on sent subrepticement se développer depuis quelques années.
HARMONIA: équilibre, tout est là. Ou plutôt tout devrait y être.
L’âme de la tauromachie c’est le toreo.
Et qu’on le pratique d’or, de jean, en string latex à paillettes ou en tenue d’Adam, l’essentiel demeure la confrontation d’un homme et d’un toro, dans un ballet de mort qui débouche sur la vie.
Encore faut-il qu’il y ait confrontation… Et cela dépend entièrement du toro, de quel toro on parle, quel toro on combat.
Tout en découle et tout prend sens à partir du toro. Sans toro digne de ce nom, la pique ou les banderilles perdent toute signification, et deviennent des simulacres, voire des parodies. Or, toute la tauromachie actuelle tend à s’organiser autour de l’homme, de ses attentes (pour le public), de ses besoins (pour les toreros). On n’est plus dans l’équilibre mais dans la satisfaction de la commodité.
Or le toreo c’est la résolution de l’incommodité.
Le toro est un mystère et une équation qu’il s’agit de déchiffrer.
Par delà le simple bestiau, c’est la représentation de l’énigme de la Nature (celle extérieure à l’humain), et sa propre nature intérieure à laquelle l'Homme se doit de se confronter dans un conflit et une tragédie éternels. Nature et culture…

Que penserait-on d’un chercheur en mathématiques qui ne se frotterait exclusivement qu’aux problèmes qu’il sait résoudre?
C’est pourtant la pratique des figuras modernes qui évacuent toute possibilité d’embarras, pour répéter à l’infini, ce qui n’est plus une quête ou une recherche du dépassement, mais l’aménagement des divers possibles de la facilité.
La plupart des courants artistiques ont connu de tels dérapages, sous des vocables divers: maniérisme, rococo, académisme, pompiérisme. Ils recouvrent les périodes de dégénérescence entre deux mouvements puissants et s’avèrent souvent des stades de gestation annonciateurs d’innovations futures.
On entend parfois prétendre qu’on n’a jamais mieux toréé qu’en ce moment, on entend aussi parler d’âge d’or. Je suis totalement en désaccord avec ces analyses.
Tout au contraire, et la désaffection des arènes l’atteste: pour l’heure, la décadence est là, même si la plupart des commentateurs officiels, engoncés dans leurs certitudes se refusent à l’admettre.
Les commentateurs officiels! Ceux qui de toute éternité ont porté et soutenu l’art académiste et qui n’ont jamais rien compris aux mouvements en cours. Ceux qui ont ignoré les impressionnistes, les cubistes, les abstraits, ceux qui n’ont pas su ou pu voir les Van Gogh ou les Modigliani, parce qu’ils bousculaient les goûts conformes du bourgeois.
L’art officiel dans la tauromachie d’aujourd’hui a ses idoles: Ponce, Pereira, Talavante, Castella et même depuis 3 ou 4 ans J.T., l’E.T.

Que restera t-il d’eux dans 20 ans?
On parle toujours de Rafaël de Paula ou de Curro Romero, mais combien de fois les a t-on produits dans les grandes ferias françaises, et que reste t-il des gloires moultes fois répétées dans les cartels festifs de l’époque?
Qui se souvient aujourd’hui d’Auguste TOULMOUCHE, d’Alfred AGACHE, de William BOUGUEREAU ou d’Alexandre CABANEL, barbouilleurs tous très en vogue et bien mieux cotés et vendus dans le XIXème siècle finissant et bourgeois que des trous du culs comme COURBET, MONNET ou MANET.
Faut-il pour autant parler de «fin de la tauromachie», comme on parlait il y a peu, de la «fin des civilisations»? Rien de moins sûr! Le balancier ne tardera pas à repartir dans l’autre sens.
Enfin, si on le laisse libre de son mouvement!
Xavier KLEIN
A SUIVRE

"L'origine du monde" (1866) Gustave COURBET

1 commentaire:

pedrito a dit…

Magnifique illustration de ton message, Javier,que cette origine du monde, dont je ne pourrai jamais me lasser.
L'art pictural atteint ici la perfection, par la suggestion de l'acte d'amour, récent ou à venir, dans toute sa magnificence.
Que restera-t-il dans 20 ans des gloires éphémères du toreo? Sûrement peu .... L'origine du monde, elle, n'aura pas vieilli. Pourvu que la corrida reprenne les traits de la vérité, pour rester actuelle, sinon éternelle!
Sacré "trou du cul de Courbet": il s'est arrêté de peindre tout juste avant ce trou, justement, mais quelle classe!