Ils
sont rarissimes, les toreros et novilleros qui font le
choix délibéré et conscient de se confronter à du
bétail sérieux.
Que
ce soit par réalisme, par inclination profonde ou par éthique, ils
se démarquent de la masse des postulants qui ne rêvent que
d'emprunter les traces des figuras domecquisantes. Même des toreros
«sérieux» en pleine ascension comme Ivan FANDIÑO
n'ont au fond qu'un désir secret, accéder aux «toros du G10»,
signe et consécration de la renommée. Pour eux, toréer ou avoir
toréé des ganaderias dures n'est ou ne fut qu'une étape,
une épreuve nécessaire justifiant de l'accès à l'Olympe des
loukoums.
En
ce qui me concerne, je vois les choses autrement.
On ne saurait prétendre à la vraie maîtrise si l'on a pas
fait la preuve, entretenue par de régulières piqures de rappel, de
son aptitude à dominer ou du moins à toréer tous types de toros.
Un maestro, un maître, c'est celui qui maîtrise l'ensemble
des facettes de son art.
Ce
n'est pas une opinion, c'est une définition.
Naguère,
les figuras, à l'exception de 2 ou 3 toreros «artistes» (Rafael ou Curro) s'y
efforçaient, faisant annuellement quelques «gestes» qui
justifiaient de leur prééminence. Cela coupait court à toute
polémique.
Ce
n'est malheureusement plus le cas et peut aussi expliquer le marasme
actuel et la contestation légitime de leurs prétentions
outrancières par l'afición
de verdad.
Certains
toreros d'antan se sont délibérément engagés dans la voie du
toro-toro (Ruiz Miguel, Damaso Gonzalez, les Espla's brothers ou les
Campuzano's brothers, etc.). S'étant rapidement rendus compte de
leurs capacités et de leurs limites, ils se sont voués à un type
de corridas dans lesquelles leurs compétences pouvaient les faire
accéder à l'excellence. Ils l'ont fait de bonne grâce, sans
regarder en arrière et sans nourrir de dépit, d'acrimonie ou de
regrets.
Ils ont laissé le souvenir de grands toreros, unanimement
respectés.
***
Tout
cela représente plus qu'une posture, c'est une philosophie et une
vision de la vie, transposable à la globalité du commun des
mortels.
Certains
célèbrent à l'envi l'exceptionnalité des figuras, une conception
qui n'est ni dépourvue d'arrières-pensées, ni d'idéologie. Le
mythe du surhomme qui pointe son nez derrière des propos apparemment
innocents porte des relents malsains.
Comme
sur d'autres sujets, philosophiquement, je m'oppose fondamentalement à
cette idéologie. N'ayant aucunement le goût de la divinisation des
hommes, m'attachant avec intérêt et -dirais-je tendresse- à leurs
travers, à leurs faiblesses, à leur imperfection (et à ce qu'ils
en font) qui constituent, à mes yeux, toute la grandeur de la
condition humaine, je ne puis adhérer, par principe, à cette
vision.
Sans
doute est-ce également le fruit de mon expérience professionnelle.
Je passe mon temps à expliquer à des gamins que tout le monde n'est
pas appelé à satisfaire parfaitement aux normes édictées par une
élite au pouvoir. Je fais appel à l'exigence (vouloir se dépasser),
mais aussi à l'indulgence (on a le droit d'échouer) et dans tous
les cas à la bienveillance (veiller à leur bien).
Comment
rassurer un môme qui en dépit d'un travail acharné, parce qu'il ne
peut répondre aux exigences très ciblées d'un système social
élitiste, pâtit d'une évaluation médiocre? Comment lui expliquer
que l'on peut réussir sa vie, s'épanouir, sans avoir le profil d'un
futur chirurgien, ingénieur ou pis … énarque? Comment lui
proposer d'autres voies d'excellence que celles sociétalement
hyper-valorisées qu'on lui donne en exemple?
Et
comment le faire en échappant aux autres propositions tout aussi
illusoires ou mensongères offertes par notre société dévoyée:
footballeur, staracadémicien, showbusinessman ou … figura
del toreo?
Comment
lui transmettre l'héroïsme d'être homme (ou femme), normal,
commun, et de s'accomplir dans l'excellence d'un travail normal,
commun? Dans la fierté d'être un excellent charpentier, un
excellent jardinier, un excellent ouvrier, un excellent citoyen, un excellent mari ou un
excellent père?
A
la proposition de l'exceptionnalité réservée à quelques-uns, je
réponds par celle de l'héroïsme de l'accomplissement personnel
offert à tous. Combien de héros anonymes et «ordinaires»
sont ainsi ignorés, méprisés, moqués et pourtant, ils constituent
ce que l'Ecriture appelle le «sel
de la terre».
***
On
comprendra dés lors que je ne puisse céder à la quasi divinisation
des prétendus surhommes, fussent-ils toreros.
Pour moi, ils sont des officiants particulièrement talentueux dans
leur partie, des «ministres
qui administrent» le rituel
taurin, mais ils ne sauraient être les modèles parés de vertus
thaumaturgiques que nombre de discours exaltés laissent accroire.
J'aime
passionnément les toreros «normaux»,
ceux qui en bons artisans s'efforcent de bien faire, avec conscience,
pundonor
et souci de mettre en valeur leurs adversaires. J'aime ces toreros
modestes, à tous les points de vue, qui, comme Mario-Yves Montand et
ses potes humains, trop humains, vont chercher le «salaire
de la peur».
Pour
moi, c'est cela la gloire de l'humanité.
Pour
moi, c'est cela la gloire de la tauromachie.
***
Dans
cette catégorie, il en est un qui me paraît se démarquer
considérablement avec une personnalité puissante et originale par
les temps qui courent.
Imanol
SANCHEZ a fait le choix conscient et assumé, tout à
fait singulier de nos jours, de se confronter à du bétail
difficile. Par goût et par réalisme, et non par l'échec,
il s'est engagé dans ce chemin bordé de ronces.
Le
garçon est atypique: accessible, naturel, ouvert et aimable, il ne
se la «pète pas», ne s'illusionne pas, faisant preuve d'une
lucidité rare dans ce milieu.
Imperméable
aux flatteries et aux jaleos complaisants, il met à profit
ses atouts (son courage et son envie de toréer), en usant d'une
autocritique qui ne peut que l'aider à progresser. Après qu'il eût
toréé à Parentis et coupé une oreille, conscient de ses manques
et de ses difficultés, il me dit sortant de la vuelta: «Mucho
trabajo Javier! Mucho trabajo!».
Un
jeune homme réaliste qui préfère voir le chemin à parcourir que
de se reposer sur ses lauriers, qui va de l'avant en tirant une juste
appréciation et une leçon utile de ses expériences, par delà le
seul aspect taurin me paraît bien engagé dans sa vie d'humain.
Et
pas folle la guêpe, le type est astucieux et use intelligemment des
moyens de communication de son temps, sachant mettre en lumière ce
qui doit l'être.
Dans la soseria de la novilleria actuelle où tous rêvent d'être Juli ou Jose Tomas, un
garçon à revoir qui rêve lui d'être Ruiz Miguel ou Damaso. Un garçon à soutenir et à aider, qui dans mon
collège aurait mérité comme appréciation sur son bulletin trimestriel:
«Excellent état d'esprit, volontaire, travailleur, pugnace en
dépit des difficultés. FELICITATIONS!»
2 commentaires:
A Parentis, il était présent au sorteo le matin, avec son ayuda et c'est tout, personne d'autre.
Entre douze heures et dix huit heures, il a passé le temps avec l'image des deux Valdellan qu’il allait rencontrer …
JPc
Xavier,
Juste merci pour ces beaux mots: « A la proposition de l'exceptionnalité réservée à quelques-uns, je réponds par celle de l'héroïsme de l'accomplissement personnel offert à tous »!...
Abrazo fraternel - Bernard
PS: Bordeaux est sec et Sauternes attend sa "noble" (encastée de brume, elle fait les grands liquoreux!) ; veillons et prions... ;)
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