Messire Campogrande quitte sa réserve philosophique pour se risquer dans le ruedo des débats avec ce très beau texte, qu'il m'a paru utile de publier sans restrictions.
Le toro de combat, animal unique, représente –à sa sortie en piste– une «énigme comportementale». Et le combat lui-même peut être assimilé à l'éventuelle résolution de cette énigme.
Quoiqu'il fasse, quoiqu'il ait fait –même à son insu– l'éleveur, par les décisions qu'il prend et qu'il aura prises influe sur le comportement de son toro, et influe donc par anticipation sur son comportement en piste le jour du combat. En particulier lorsqu'il prend des décisions tendant à obtenir lors du combat un certain type de comportement de la part de son toro: dans ce cas, l'éleveur s'attend toujours, plus ou moins, à ce type de comportement, et lorsqu'il l'obtient -parfois-, cela signifie que le résultat (le comportement du toro en son combat) est en concordance avec ce qu'il en attendait, et qui l'avait conduit à prendre certaines décisions (par ex. quelles vaches conserver pour la reproduction?).
On remarquera là que cette attitude de l'éleveur de toros de combat peut être rapprochée de celle du vigneron, pour qui le vin est aboutissement, réponse éventuelle à une idée préalable qu'il s'en est faite (le vin «cosa mentale»), et qui vérifie, justifie, ou non, la «conduite» du vignoble – tout de même que le combat du toro aura justifié son «élevage» préalable (y compris avant sa propre naissance en tant qu'individu unique).
Le combat dans l'arène (combat codifié), en tant que déroulement d'une action permettant au toro d'être «vu» (observé dans son comportement), est donc destiné aussi à donner éventuellement à l'éleveur (via le mayoral) des éléments de réponse à des questions qu'il s'était posées antérieurement (quel «type» de toro?), et qui l'avaient conduit à prendre certaines décisions (quelles sortes de vaches conserver, quel semental choisir, etc?).
A cette aune du comportement au combat comme réponse à des questions, tout est par définition matière à observation chez le toro. Et en particulier son comportement à la pique, en ce qu'il est l'exacerbation de la capacité de charger – sans laquelle il n'y a pas de passe possible (les toros intoréables sont ceux auxquels on ne peut faire de passe, qui ne répondent pas à la sollicitation –cite– de la passe, parce qu'ils n'ont pas ou plus de charge – quelles qu'en soient les raisons); exacerbation parce qu'à cette charge s'oppose une force (le picador tentant de repousser la charge, du moins de l'amortir), et pour la première fois une force inconnue (inconnue donc générant de la peur et –éventuellement– de l'agressivité en retour, et inconnue car toutes les oppositions que le toro a connues au campo ont essentiellement eu lieu contre d'autres toros, donc peu à peu connues– et en quelque sorte devenues rassurantes parce que «terrain connu»).
Lors de la pique, et pour la seule et unique fois durant le combat tel qu'il a été codifié, le toro est confronté à une force qui s'oppose à lui: dans toutes les autres phases du combat, la tactique humaine est «d'évitement» (la passe comme «leurre», et d'autant plus nécessairement leurre que la charge est présente); les banderilles étant une phase spécifique chargée de redonner de l'allant au toro après cet effort intense (physique et mental) qu'a été la pique – d'où la recommandation de les réaliser «vite et bien». Et, c'est à cause de ce caractère unique de confrontation à une force d'opposition inconnue, que le «comment va se comporter le toro?» devient une question majeure –et son comportement effectif une réponse non moins majeure- car en réalité, la grande bravoure est une grande loyauté (anthropomorphisme assumé, mais si ce n'est pas le cas, alors le toro – à l'inverse de ce qu'a si pertinemment exprimé Francis Wolff dans «Philosophie de la corrida» –est à «abattre et non à combattre»: on combat un adversaire qu'on a élu comme tel –qu'il soit homme ou animal, adversaire dès lors «humanisé» c'est à dire doté d'un statut humain à l'occasion de ce combat –d'où l'assimilation anthropomorphique du toro de combat à un «adversaire»; de là qu'on ne combat pas un «faire valoir», et qu'au fond on ne peut que le «gracier» puisqu'il n'est qu'un faire valoir: de là aussi que la tauromachie de faire valoir est une des formes de l'exacerbation de l'ego humain post-moderne – façon «voyez comme je suis beau dans mon beau costume» - posture au fond de mépris face à un adversaire qui dès lors n'en est plus un).
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Qu'attend-on de la pique?
* régler le port de tête du toro (le préparant à la tenir basse pendant la phase de muleta préparatoire à la «mise à mort»), amoindrir sa force: d'où résulte tout le «comment» de la technique de placement de la pique en rapport avec la musculature de sustentation de la tête (l'arrière du morillo).
* tester la capacité du toro à charger, à répondre au cite (bravoure), malgré la douleur: le montrer chargeant est source d'indications sur la qualité de sa charge (cf Jeffrey Pledge sur la pertinence de l'observation de la longueur de la charge, de sa trajectoire, du rapport -presque intime–entre le cite effectué par le piquero et l'impulsion qu'il communique éventuellement à cette charge, de sa vivacité, de son amplification pendant la course vers le cheval, de son alegria, etc.)- et surtout évolution de cette charge avec le nombre de piques (évolution liée à l'accroissement ou à l'amoindrissement de la bravoure).
* permettre à l'éleveur d'obtenir des réponses (comment se comporte son toro adulte, c'est à dire au terme de son élevage?), alors qu'il a pris des décisions parfois longtemps avant la naissance de son toro, en se basant –entre autres critères– sur le comportement de vaches destinées à la reproduction: de là que mal exécuter la pique prive l'éleveur d'informations précieuses qui lui sont indispensables en retour pour bien «conduire» son élevage – c'est à dire en quelque manière en obtenir des résultats (comportement du toro au combat) conformes à ses objectifs ou souhaits originels (de même qu'un vigneron «conduit» un vignoble avec l'objectif ou le souhait d'élaborer un certain type de vin).
* la technique d'exécution de la pique (son déroulement) est donc très importante: le piquero est torero dans l'exacte mesure où il «conduit» la charge, bien qu'étant à cheval; en fait, il ne conduit pas «à» cheval, il conduit «avec» le cheval (et de même, il cite et reçoit la charge «avec» le cheval) –ce «avec» désormais permis et favorisé par les dressages (apprentissages) auxquels certaines «cuadrillas de piqueros» (Bonijol, El Pimpi) accoutument leurs chevaux dans le but d'en faire des «équipiers» du piquero (le piquero est d'autant plus torero que son cheval l'est); donc:
- pas d'enferment (carioca) empêchant la sortie du toro et amplifiant les effets d'opposition (épuisement physique): libérer plutôt qu'enfermer.
- doser l'intensité de la pique (l'opposition physique, statique, représentée par la masse cheval + homme, en tant qu'inertie –et donc contre-force, fait partie de cette intensité, à quoi s'ajoute la poussée de bras exercée par le piquero): quand le toro ne pousse plus, le libérer (lui donner la sortie)– libération d'autant plus aisée que le cheval y aura été préparé par sa conduite même à accompagner la charge du toro (protégé qu'il est par le peto, et désormais «dressé» à cet effet).
- pas de première pique visant à être unique (monopique assassine chargée d'épuiser le toro): piquer pour que le toro puisse être repiqué.
- la pique c'est aussi le «quite» (action d'éloigner le toro du cheval), donc la position des toreros à pied autour du cheval: quelqu'un doit être prêt pour recevoir le toro que le piquero aura libéré, pour le reprendre et le remettre en suerte pour la pique suivante (en somme, «lier» pique et cape comme on «lie» des passes de muleta, évitant que le toro soit distrait, se disperse; liant qui contribue de fait à la «domination» ou emprise de l'homme sur le toro; et là, non pas domination «individuelle» mais «collective»: la pique est un «travail d'équipe», d'où l'idée de récompense collective éventuelle).
- placer la «pique» elle-même (la pointe tranchante) à l'endroit requis pour en obtenir l'action mécanique recherchée (désorganisation partielle de l'ensemble muscles-tendons supportant la tête): base du morillo pour favoriser l'abaissement du port de tête du toro (en toute logique -inverse, un toro qui a été sélectionné dès avant saconception pour baisser la tête et suivre la muleta n'a pas ou peu besoin d'être piqué au sens de cette action mécanique, ce qui alors justifie d'autant plus la monopique, voire l'usage de la «pique de tienta»- où la recherche de la blessure «mécanique» n'a logiquement plus de sens).
Bernard GRANDCHAMP
(1er juillet 2011)
6 commentaires:
On en revient au fondamentaux:LA LIDIA !
La lidia mais uniquement avec des toros de lidia, pas des bœufs sur roulettes.
JPc
euh... texte... comment dire...? Le Jeffrey Pledge nouveau est arrivé, quoi, effectivement...! Ceuss qui auraient suivis mes démêlés avec lui sur feu la liste Aficion comprendront...
Marc,
Pour les autres "ceuss", dont je fais partie, qui n'auraient pas suivi les "démêlés" dont tu parles, pourrais-tu éclairer nos lanternes?...
Sache déjà que ma référence à Jeffrey Pledge, que je n'ai jamais rencontré, provient d'un texte paru sur le site de la Fédération des Sociétés Taurines de France, daté du 1O décembre 2008, et qui rapportait ses propos - tenus quelques jours avant à l'occasion d'une réunion du Club Taurin de Castres recevant Stéphane Fernandez Meca ("Le tercio de pique selon Stéphane Fernandez Meca" - Jean-Jacques Dhomps).
Merci de ta réponse. Bien à toi - Bernard
ben ... justement... voulais pas trop expliquer... j'ai assez d'ennemis comme ça...
Pledge était un type qui disséquait minutieusement moult points en d'ampoulés détours (ouais, pire que moi...)pour ne déboucher que sur des logiques assez évidentes...
Bref, allez, je me lance, j'ai trouvé ton texte compliqué pour pas grand chose (pas de révélations) avec une lecture maintes fois hachée par les parenthèses. Un peu lourde à digérer quoi, la démonstration. Mais c'est pô grave j'en approuve le fond. Et puis c'est comme un vin, ça dépend ce qu'on a eu en bouche juste avant...
Pas taper...
Marc,
N'aie crainte que je tape...
D'ailleurs, pourquoi le ferais-je, puisqu'au fond nous sommes d'accord?...
Quant au "hachage" du texte, sache qu'au départ ce texte n'était qu'une sorte de "pense-bête" (et Xavier l'a publié tel que): si tant est que j'aie pu en quelque manière y parvenir, il n'était pas "écrit"... C'était du brute de décoffrage en somme, mais qui tape pas!
Suerte - Bernard
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