Humeurs taurines et éclectiques

jeudi 5 janvier 2012

ETYMOLOGIE

In memoriam de mon très cher ami G., latiniste et hélléniste distingué, docteur et agrégé es lettres classiques qui s'est donné la mort il y a peu, ne pouvant supporter la perte de son épouse.
En le remerciant des pompes qu'il me refilait pendant les interros, des heures de rêves, et d'un certain périple en Italie.
A ses grands enfants qui comprendront.

Deux de mes chères têtes blondes sont venues récemment me «confesser» à propos d’un exposé qu’ils devaient commettre sur les arènes de Dax, puisque dans le cadre d’une sortie de latinistes, ils ont visité la ville gallo-romaine de Dax, ses monuments, son musée, ses vestiges.
C’est le genre de requête qui me dérange fortement dans la mesure où un travail pédagogique exige une grande neutralité dans son discours. Un enseignant n’est pas là pour transmettre ses convictions, ses goûts ou au contraire ses aversions, mais pour apprendre à l’enfant à questionner, à relativiser et à mobiliser son sens critique. Il faut donc, dans la mesure du possible, faire abstraction de soi, de ce que l’on aime, de ce que l’on pense ou de ce que l’on croit, pour entrer dans la complexité du respect des consciences.
L’exercice est donc délicat, mais également passionnant car il oblige à une ascèse, à un contrôle de son verbe et de ce que l’on transmet.

Très heureusement, la question s’est très rapidement centrée sur la définition de la corrida, ce qui m’a permis de botter en touche et de recentrer le tir sur le sens des mots et leur étymologie, latine notamment.
Comment définir la corrida?
C’est très précisément me souvient-il, la question initiale posée par Francis WOLFF, dans sa «Philosophie de la corrida». Divertissement? Jeu? Sport? Spectacle? Rituel? Tradition? Culture? «Mesclagne» de tout cela?

Il a fallu tout d’abord faire comprendre aux jeunes gens que tout ajout de qualificatif («jeu violent», «sport cruel», «spectacle barbare» ou «tradition ancienne», «rituel épique») faisait rapidement passer de l’objectivité à la subjectivité, aussi bien positivement que négativement.
Dans un deuxième temps, je les ai fait réfléchir (ce que leur enseignante attendait) sur la définition de ces divers termes et, notamment sur une retour à leur étymologie qui très souvent dévoile la réalité profonde d’un mot, comme lorsqu’on restaure un tableau multiséculaire en lui restituant ses teintes et sa vigueur originelles.
Le jeu devient alors passionnant et les gamins sont souvent captivés.

Ainsi le mot «sport» provient-il, via le moyen anglais médiéval «disport», du vieux français «déport» ou «desport», substantif du verbe «se desporter» (se distraire, se divertir, prendre plaisir). Le mot n’avait pas alors la consonance contemporaine d’activité physique. Dans son sens originel, la corrida est donc un «desport», puisqu’on s’y divertit.

Le mot «jeu» provient du latin jocus qui signifie «plaisanterie, badinage». Comme on ne badine pas avec la mort, on comprend que le sens moderne (amusement, divertissement, en particulier jeux publics de caractère officiel ou religieux) a hérité du sens latin du mot ludus (qui a donné l’adjectif «ludique») par lequel on qualifiait dans l’Antiquité non seulement les jeux du cirque, mais aussi les compétitions de type olympique (jeux delphiques, pythiques, néméens, etc.), toutes activités dont l’origine était rituelle et sacrée.

«Divertissement» est un mot plus ambigu et intrigant, issu du verbe bas latin divertere «se détourner, se séparer de, être différent, soustraire, dérober». Se détourner, mais de quoi? De l’ennui, de la lassitude, de l’ordinaire, selon les plus anciennes acceptions.
Un «rituel» n’est pas un «rite» qui lui, expose le contenu codifié d’une cérémonie. Il se rapporte à l’idée de perpétuation d’une coutume ou d’un usage, à sa manière de se dérouler. Le rite est la fixation des règles, de l’ordo («ordre») des choses, des évènements, de la marche du monde. Nos devanciers romains, très conservateurs et attachés à la pérennité de l’harmonie universelle, pensaient se prémunir de toute rupture de cet équilibre par les rites, une application minutieuse et tatillonne de règles et prescriptions dont le sens primitif avait disparu, mais qu’il convenait d’accomplir scrupuleusement.

J’ai gardé le meilleur pour la fin, avec le mot «spectacle». Accrochez vous, c’est un peu complexe:
SPECTACLE, vient du mot latin spectaculum qui signifie «spectacle, vue, aspect».
Mais spectaculum est formé de deux parties:
1°) Le verbe spectō, spectare.
2°) Le suffixe culum (qui transforme un verbe en substantif).

Ce verbe spectō est un fréquentatif, c’est à dire qu’il modifie le sens d’un verbe apparenté: speciō, specere («regarder, observer, contempler») en introduisant l’idée de fréquence, de répétition, d’intensité.
Le verbe spectō signifie donc «regarder souvent ou longtemps», «regarder avec intensité» (on le retrouve dans «inspecter», «introspection»).

Intéressant également de le rapprocher d’un mot de même famille et même racine, le speculum latin qui signifie «miroir». En recherchant ce dernier sur le net, je suis tombé sur une citation du philosophe et précepteur Sénèque dans ses préceptes bien mal suivis à l’empereur Néron, qui lorsque je l’avais traduite, il y a quelques lustres, m’avait intriguée (après m’en avoir fait baver!):
«Institui, ut quodam modo speculi vice fungerer et te tibi ostenderem perventurum ad voluptatem maximam omnium.» (Je vais faire en quelque sorte les fonctions d'un miroir, et vous procurer la plus grande de toutes les jouissances, en vous montrant à vous-même.)

Encore plus passionnant un autre mot apparenté, qui celui-là ouvre des infinis de réflexion par sa proximité: species (qui nous a légué «espèce»), dont je ne résiste pas de vous dévoiler les divers sens:
1. (Sens actif) Vue, faculté de regarder, action de regarder, regard, coup d’œil.    Species acuta: vue pénétrante.
2. (Sens passif) Aspect, air, vue, apparence, forme, figure, représentation, portrait, image, statue, mine, physionomie.   Praebere speciem horribilem: avoir un horrible aspect.
3. (Par extension) Apparence, semblant, simulacre, faux air, dehors trompeurs, prétexte, faux-semblant.     Specie plebis tuendae: sous prétexte de protéger la plèbe.
4. Essence des choses conçue par l'esprit, espèce, notion, type, idée, idéal.    capere speciem veri scelerisque, se faire une idée du bien et du mal.
5. Nature spéciale, espèce, cas particulier.    haec species incidit: ce cas particulier se présente.


Ainsi, au sens étymologique des termes le spectateur, le public d’un spectacle serait un «contemplateur» un «observateur», le porteur d’un regard pénétrant et non un voyeur. Car voir et regarder ne procèdent nullement des mêmes ressorts.

J’ai laissé mes charmants bambins plongés dans un abyme de perplexité, grouillants de questions, qui en poussent d’autres, et ce à l’infini.
A leur ultime question: «Ouais, mais la réponse, c’est quoi?», je n’ai pu que les décevoir: «Il n’y a pas de réponse, il n’y a que des questions! Pour les réponses, c'est direction cours de maths, de physique ou de techno.».
J’ai bien pensé à les orienter vers le site de la F.L.A.C. ou du C.R.A.C., ou vers l’intellectualisme délicat et subtil de la Fondation BB, qui eux, fourmillent de réponses. Mais faut quand même pas pousser mémé et l’objectivité dans les orties.
Commentaire en sortant du bureau de torture: «Putain, c’est balaise!».
Vous comprenez pourquoi, je n’ai pas fait de vieux os dans l’enseignement de l’histoire et géographie: pas rassurant le barbu! Apprendre le doute, c'est pas chébran. Et en plus Nicolas qui supporte pas la Prince de Clèves aimerait pas: intellectualisme dégénéré...

Quand même, à la récré, il s’est trouvé une délégation de masochistes ou de fayots pour venir me demander en chœur si je ne pouvais pas recommencer pour l’ensemble de la classe.
P’tits cons, z'aviez cas tout piger du premier coup…
Xavier KLEIN

3 commentaires:

el Chulo a dit…

putain, en sevrage nicotinesque ça m'a occupé une heure!

Marc Delon a dit…

ça fait quand même fumer l'esprit !
C'est très intéressant l'étymologie, j'adorais écouter celui qui intervenait sur France-inter (Nicolas Rey ?)

Marc Delon a dit…

Quand on a écouté la revue de presse de France-Inter ce matin on a un peu de mal à croire qu'on puisse encore trouver des élèves intéréssés par la chose : c'est dans le Nouvel Obs je crois, où l'on cite cette histoire d'un prof de Sciences-Po viré parce qu'il ''faisait rien'' qu'à embêter ses élèves (tous bacheliers avec mention très bien)en leur demandant des commentaires sur des textes particulierement réussis de grands journalistes ou écrivains sur des thèmes de culture générale. Ils n'avaient jamais entendus parler des ces thèmes ni de ces auteurs et étaient allés se plaindre à la direction...
le prof s'était défendu en disant à son directeur qu'il ne pouvait quand même pas leur parler en verlan, si ?
ce à quoi le dirlo lui avait dit qu'il retardait vraiment, que le verlan c'était loin et que maintenant c'était le SMS
le prof lui avait alors signifié qu'en français il lui disait Merde !

Trop bon.... mais désespérant !

Y'a qu'à voir quelle est la culture ''validée'' dans les Intouchables....

mais bien sûr faut pas le dire sinon on n'est qu'un gros con... servateur de droite...