Humeurs taurines et éclectiques

mardi 10 janvier 2012

Des mots qui me parlent

Des mots...
Des mots qui m'ont toujours touchés...
Des mots comme des cibles que l'on voudrait atteindre.
Des mots qui plaisent à tant mais qui prennent si rarement corps pour la plupart...
Des mots à entendre et ré-entendre, comme des médecines de l'âme, contre la médiocrité et l'esprit de soumission.
Des mots éternellement subversifs et révolutionnaires, surtout à l'heure du «korrect», du normalisé, du paraître.

«Et que faudrait-il faire?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force?

Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre?

Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale?
Exécuter des tours de souplesse dorsale?…

Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe?

Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames?

Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci!
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles?

Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François?»…

Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter?

Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers!
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune!
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire: mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles!
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul!»
Edmond ROSTAND, «Cyrano de Bergerac» Acte II Scène 8

6 commentaires:

Michèle a dit…

Commencer sa journée en vous lisant à travers Cyrano de Bergerac, c'est tout simplement magnifique. J'ai moi aussi souvent besoin de lire et relire cette oeuvre, presque livre de chevet.
C'est juste un petit commentaire pour vous redire combien j'apprécie votre prose, M. Klein. J'ai déjà eu l'occasion de vous écrire. Je ne maitrise pas le fonctionnement du blog, peut être un e-mail aurait été plus judicieux.
Sachez en tout cas que je guette vos articles : j'aurais aimé être capable de les écrire.
Michèle Sebbah

Marc Delon a dit…

Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ?
Aimer mieux faire une visite qu’un poème ?

Des préceptes plus confortables pour celui qui a un métier et n'exerce son art que par passion dilettante car là est tout le problème de la création artistique de ceux qui désirent en vivre : pendant que tu travailles au faire savoir tu n'exerces pas ton savoir faire...

sinon effectivement, sur un point de vue moins terre à terre, très beau poème-profession de foi

Xavier KLEIN a dit…

"Michelle, ma belle
These are words that go together well.
And I will say the only words I know that you'll understand
My Michelle "

Marc Delon a dit…

Oh putain... il en a perdu son latin, du compliment de Michèle...

el Chulo a dit…

oui, c'est chaud!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Bernard a dit…

Vois-tu, mon cher Xavier, la différence entre Edmond Rostand et les Beatles, c'est au fond que les mots de Rostand n'ont pas besoin de musique "ajoutée": leur lecture, même silencieuse, se fait musique à elle seule, sans le moindre secours de l'électricité, celle des guitares!...

Et une année de plus pour ton blog!
Abrazo - Bernard