Georges Bernanos, «Le Dialogue des Carmélites»
L’ami Velonero, dans un excellent post de son non moins excellent blog de «L’œil contraire» (http://velonero.blogspot.com/2009/01/nomenclature-en-hommage-aux-victimes-du.html) rappelle les statistiques que développe André Lopez dans sa «Nomenclature en hommage aux victimes du toreo».
Sorti du lieu commun des statistiques «auxquelles on fait dire ce qu’on veut», il faut, comme le met en pratique Velonero, montrer leurs limites (fiabilité des informations, replacement dans le contexte). J’ajouterai qu’il y a aussi nécessité de se questionner sur leur opportunité. J’entends par là le pourquoi de cette information délivrée, telle quelle, à un moment donné.
On ne manquera pas encore de se dire «Mais que va t-il encore chercher là?». Justement, le sens que revêt une information qui n’a rien d’innocent, dans un contexte tout à fait particulier.
Le titre de l’ouvrage est explicite: «Nomenclature en hommage aux victimes du toreo». Il doit aussi être décodé.
Le terme NOMENCLATURE (définition: liste énumérative dressée par une administration, une société, un syndicat, etc., présentant un caractère qualificatif et permettant soit un classement, soit une recherche, soit une référence) joint à celui d’HOMMAGE (définition: marque, témoignage de respect, de reconnaissance, de gratitude envers quelqu'un ou quelque chose) et surtout à celui de VICTIME (Sens antique: animal ou être humain offert en sacrifice à une divinité. Sens religieux: personne qui s'offre à Dieu dans le martyre, dans une vie religieuse de renoncement, d'expiation.) qui porte un signifiant religieux fort (celui de sacrifice) doivent être mis en résonance avec le dernier mot: TOREO.
On notera avec attention qu’on ne parle pas des «victimes des toros», ce qui serait exact et logique, mais de «victimes du toreo». Une telle distinction appellerait une analyse approfondie parce qu’elle porte les données d’un débat de fond essentiel.
Mais pour l’heure, là n’est pas mon propos, il conviendra d’y revenir.
Je me bornerai juste pour titiller la curiosité et la réflexion de l’honorable lecteur, à souligner un caractère «martyrologique» très marqué et à le placer en perspective avec une tendance sociétale qui se développe dans une «thématique de la victime», et dans une argumentation très défensive d’une partie du monde taurin.
«Voyez comme nous souffrons!», «Voyez nos martyrs!», «Voyez comme on nous attaque injustement!». Tout cela procède d’une défense plaintive et justificatrice de la corrida, plutôt que d’une affirmation de valeurs positives et vigoureusement assumée.
En fait tous ces mots recouvrent des réalités tangibles, de celles que nous tutoyons au quotidien, de celles qui concourent à faire de la corrida contemporaine ce qu’elle est et sera, où ce qu’elle n’est pas ou ne sera pas.
L’un des «toreros d’époque» les plus marquants de la période précédent la Guerre Civile est Domingo Ortega. Son nom est synonyme de maîtrise technique, de poder, de dominio absolu. Domingo est le torero puissant par excellence, qui soumet les toros, tous les toros.
Domingo Ortega ne se situe nullement dans le masochisme. Tout au contraire, c’est un grand fauve, un prédateur, l'homme à la volonté et à la main d'acier, qui domine et soumet, dans une jouissance jubilatoire pleinement assumée.
Il est le chantre d’un toreo actif, de mouvement, contre le toreo passif, d’immobilité de Manuel Rodriguez Sanchez MANOLETE. Il n’est pas la victime, il est l’exécuteur. Il est aussi celui qui combat et vainc, non celui qui subit et est sacrifié à Linares.
Ce sont donc deux conceptions de la tauromachie qui, sinon s’opposent, du moins dialoguent et alternent. Les héritiers, évidents à mes yeux, du Calife de Cordoue, se nomment José Tomas ou Sébastien Castella. Comme lui, ils développent des thématiques tragiques, un toreo lunaire à mettre en parallèle avec le toreo solaire et épique d’Ortega, ou de ses successeurs El Juli, El Cid, ou –cela risque de surprendre- Morante de la Puebla.
Les premiers s’ignorent, ignorent leur corps, exaltent la souffrance et l’héroïsme stoïcien démultiplié par le triomphe de l’impavidité de celui dont le corps torturé et sanglant, persiste à s’offrir en victime expiatoire.
Les seconds trouvent leur jouissance, non pas dans la blessure, signe de l’échec (et non de l’épreuve initiatique) mais dans la résolution du problème/toro et dans sa soumission.
Morante de la Puebla ne recherche pas la cornada, c’est le moins que l’on puisse dire, son toreo, très expressif, est éminemment dominateur dans sa conception et vise à réduire l’adversaire. Sa personnalité est celle d’un jouisseur, prématurément empâté par une propension marquée à l’hédonisme, la bonne chère, les liqueurs, les cigares.
Le message transmis n’est pas du tout le même, et il ne sollicite pas les mêmes humeurs, les mêmes émotions.
En soi, la cohabitation de ces formes variées et quasiment antinomiques de corrida n’a rien de dérangeant. Au contraire, elles expriment la diversité et la richesse du phénomène taurin, A CONDITION que l’une d’entre elles ne deviennent jamais la norme obligée.
Le problème et le déséquilibre, proviennent d’un facteur qu’on ne saurait évacuer au risque de priver l’acte taurin de tout le sens qui le justifie. Ce facteur, c’est le RISQUE.
Nous vivons dans une société –occidentale, nantie, consumériste et matérialiste- qui s’évertue désespérément à limiter voire à annuler le risque, c’est à dire à supprimer la référence à deux éléments incontournables de la condition humaine: la souffrance et la mort.
En fait cet acharnement du déni est la traduction de l’angoisse d’une société qui ne veut à aucun prix s’encombrer de «cela». Et corollaire de cet état, comme on veut ignorer absolument que le destin de l’homme est forcément tragique, puisque la petite histoire se termine toujours mal, puisque on ne peut et on ne veut convoquer une réalité pourtant évidente et incontournable, il faut pour chaque tragédie un responsable pour ne pas dire un coupable.
Qu’une erreur de dosage se produise et il faut traquer l’infirmière déficiente, qu’un avion se casse la gueule et il faut dénicher le pilote nécessairement fautif, qu’une canicule, qu’une inondation, qu’une avalanche, qu’un accident de la route, etc. se produisent et il faudra nécessairement qu'une tête coupée, d’un lampiste de préférence, vienne stigmatiser la juste colère de la communauté outragée qui ne se résout plus à l’inévitable, à ce que les anciens dans leur sagesse nommaient le FATUM. Ce doit toujours être «la faute» de quelqu’un, et de préférence de quelqu’un d’autre. Un GI se fait-il dessouder en Irak, "c’est la faute à Oussama", il ne viendrait pas spontanément à l'idée que ce puisse être celle de Bush, et encore moins celle de l'occis lui-même qui s'est librement engagée dans cette galère des sables…
On comprend donc l’intérêt, la fascination et … le rejet que peut générer la corrida puisque le risque même, la confrontation volontaire, programmée et délibérée avec ce à quoi la plupart de nos contemporains veulent échapper, en est l’objet.
La corrida, nous ne cesserons jamais assez de l’affirmer est par nature un acte SUBVERSIF et transgressif.
Mais le demeure t-il vraiment?
La ligne de fracture entre «taurins» et «anti-taurins» n’est-elle pas artificiellement et illusoirement entretenue pour évincer et camoufler celle qui divise réellement, à l’interne de la planète des toros, celle qu’on pourrait nommer la «LIGNE DU RISQUE».
En fait le risque est multiforme: un risque imputable au comportement du toro, à son physique, un risque lié à la nature du toreo, un risque extérieur des conséquences.
Savoir que la moindre erreur sera sanctionnée avec un toro de respect n’est pas la même chose que de pouvoir tout se permettre avec le toro «moderne» quasiment domestiqué par la noblesse.
Affronter un athlète fin, vif, mobile, limpio, n’est pas la même chose qu’un tonton engraissé et afeité.
Savoir qu’une cornada peut se terminer, comme il y a 60 ans, par une douloureuse agonie gangréneuse n’est pas la même chose que les quelques jours d’hôpital qui la sanctionnent de nos jours.
Le risque, le vrai, est un acte de raison et procède d'un désir décidé et informé.
Le risque, le vrai, mobilise la conscience de ses actes, la responsabilité, la réflexion, la lucidité, l'analyse, la décision.
D’autres chiffres seraient également éloquents: depuis 20 ans, devant quels toros et avec quels toreros, les cogidas se produisent-elles?
La tauromachie devrait être, avant tout, la science et l’art du risque et là est tout le problème. Comment conjuguer une activité répétée et lucrative, avec la permanence d’un risque maximum?
La tentation de la minoration du risque a toujours existée, elle est consubstantielle à la matière taurine. Depuis les origines, les toreros ont pesé sur le choix, la sélection, le morphotype, les caractéristiques morales, l’intégrité des toros. C’est logique et c’est humain. L’harmonie et l’équilibre vient de ce qu’on leur résiste.
Ce qui est nouveau, c'est qu'une partie du public, entraînée par une certaine presse, plus proche des intérêts et des affects du mundillo, rentre dans ce jeu et rompe l'équilibre.
«Ce que l’on risque révèle ce que l’on vaut»
6 commentaires:
très heureux d'avoir suscité un si riche texte.
Cette partie du public qui a tendance à rompre l’équilibre, a-t-elle seulement constaté la possibilité du huit clôt ? Elle paraît simplement intéressée parce qu’elle peut renvoyer d’elle même, et non par ce que l’autre lui renvoi de ce qu’elle est…
Lionel
je suis toujours "fasciné" par l'icônographie qui accompagne tes textes. ici le laocoon de blake renvoie de manière identique au dédale d' un certain nombre de thèmes en jeu dans la tauromachie (et même directement puisque le prêtre troyen tenta de sacrifier un taureau ). tu tentes de nous dire ainsi que tu n'es pas très optimiste quant à l'avenir de la fiesta brava (et je pense comme toi aux dérives internes)puisque comme dans la mythologie le paraître l'emportera sur l'être ? le triomphe du mensonge ? l'idultitis qui sévit en ce moment outre-atlantique ne me dit rien de bon d'ailleurs. on ne garderait que le rique de l'esthétique et on évacuerait tous les autres corrolaires. donc le taureau devrait être le premier bénéficiaire de cette nouvelle approche. pourquoi sacrifier un partenaire ?
bien à toi.
ludo
bruno qui balance sur les autres blogs c'est pas le vrai bruno si tu peux faire suivre ,je vais deposer une plainte contre cet individu pour usur pation d'identite et propos delatoires.
c'est pas le vrai bruno qui tient des propos degueulasses sur le site de Marc.
Ludo,
Quel plaisir d'avoir des lecteurs qui subodorent les allusions!
Jamais je n'aurais cru que quiconque parmi les lecteurs connaissent le Laocoon de Blake, artiste prémonitoire et génial, largement et injustement méconnu.
J'en suis tout ému...
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