«La douleur de l'âme pèse plus que la souffrance du corps»
Publius SYRUS
On cause, on cause, on lit, on lit, mais est-on pour autant conscient de la réalité profonde, des implications de ce que l’on dit, de ce que l’on lit?
S’il est un débat central dans la «question taurine» -et j’emploie à dessein cette expression en référence à la «question juive», c’est à dire une question qui n’en est une que si on la pose!- c’est bien celui de la douleur ou de la souffrance, insupportables aux yeux de certains, que l’humain tauromache infligerait à un animal défini comme «innocent», irresponsable et victime.
Nous reviendrons peut-être, sur cette idée, cette illusion peut-être, de l’«innocence».
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Douleur et souffrance, voilà deux belles mamelles de la condition humaine, deux expériences incontournables et constitutives de l’humanité, deux carburants fondamentaux de l’activité humaine. Evoquer, sublimer, échapper ou au contraire se confronter à la douleur et à la souffrance, voilà les moteurs les plus essentiels de la création dans les champs de la technique, de l’économie, de la pensée, de la spiritualité, de l’art.
Le duhkha est un concept central du bouddhisme. C’est la découverte de la souffrance humaine par le jeune prince Siddhartha Gautama, jusqu’alors maintenu dans l’ignorance par son père, qui initie la quête spirituelle qui le mènera à l’éveil.
Dans le judéo-christianisme, le péché originel prive l’homme de l’état édénique sans souffrance. Dés lors Homme et Femme y seront confrontés: «J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur […] le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie […] C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.» Genèse 3, 15-19.
La problématique de la souffrance est au centre des préoccupations des philosophies antiques. L’hédonisme, l’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme se préoccupent d’échapper au diktat de la souffrance, de rechercher un état sans trouble l’aponie (absence de douleur corporelle) et l’ataraxie (quiétude de l’âme) ou mieux, l’euthymie (détachement, sérénité) qui conjugue les deux (http://www.elements-de-philosophie.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=48:ataraxie-recherche-du-bonheur).
Elle l’est également dans celles des philosophes occidentaux. De Montaigne à Michel Onfray (mais parle t-on là d’un philosophe?), on traite de la souffrance, surtout pour trouver la voie du «bonheur», un concept complètement étranger à l'Antiquité.
Il n’est nullement indifférent de constater que les «penseurs contemporains de l’anti-souffrance» se sont également penchés sur le bien-être animal, tels Jérémy BENTHAM (1748-1832), promoteur de l’utilitarisme hédoniste, et surtout le héraut du pessimisme, très en vogue à Vieux Boucau, Arthur SCHOPENHAUER qui préconise de traverser notre vallée de larmes en se réfugiant dans l'art, la philosophie, la perte de la volonté de vivre ou la tolérance envers ses compagnons de souffrance, notamment les bébêtes.
A l’inverse, d’autres courants philosophiques ou traditions spirituelles enjoignent que ne pouvant s’y soustraire, le mieux serait de s’y confronter, dans la joie si possible!
Le génial Frédéric Nietzsche, dans «Par delà le bien et le mal», rejoint le vaste fleuve des pensées naturalistes, païennes et chamaniques, de ces Celtes, de ces Vikings ou de ces Cheyennes qui avant le combat exultaient: «Aujourd’hui, c’est un beau jour pour mourir!». Ils rejoignent dans l’esprit, la conception japonaise du seppuku (l’ouverture du ventre) où la maîtrise de la plus grande souffrance valorise l’homme qui s’y soumet.
On constate donc que la valeur (ou le rejet) associée à la souffrance ou à la douleur n’est nullement une valeur intangible et universelle, mais relève de présupposés sociaux, historiques, culturels ou spirituels.
Ils peuvent même varier dans le même contexte, comme on le constate dans le catholicisme où, dans le temps, comme dans l’espace, des conceptions diamétralement opposées peuvent coexister ou se succéder.
Quoi de commun entre un dolorisme méditerranéen et tourmenté qui émerge à partir du XIIIème siècle et le christianisme paisible et serein du «Bon Pasteur» des débuts du christianisme?
Quoi de commun entre les exaltés qui se font clouer sur une croix durant la Semaine Sainte et le gai bordel des Journées Mondiales de la Jeunesse? Deux paradigmes apparemment antagonistes cohabitent: celui de la mortification et celui de la joie.
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Mais de quoi parle t-on en fait?
Je propose l’hypothèse d’une nette différenciation entre les les deux mots de douleur et souffrance.
La DOULEUR est avant tout un message OBJECTIF qui informe le cerveau d’un dysfonctionnement, d’une maladie, d’une atteinte ou d’une altération de l’intégrité physique d’un sujet. C’est donc un signal, une alerte, qui n’a rien en soi de négatif, au contraire. Si le signal n’existait pas, la peau soumise à la flamme continuerait à être calcinée, la plaie purulente continuerait à s’envenimer, etc.
Pour autant, si le dit message est une information OBJECTIVE (tout le monde ressent peu ou prou de la douleur à la brûlure), sa perception n’en demeure pas moins extraordinairement variable.
Non seulement nous ne sommes nullement égaux devant la douleur, mais son ressenti même et son expression peuvent varier selon les situations. On se rappellera à cet effet, de cette scène initiale de «Laurence d’Arabie» où le héros joue à laisser se consumer jusqu’au bout une allumette en supportant la douleur. A travers tout le film d'ailleurs, le génial David Lean explore les dédales complexes de la jouissance sado-masochiste.
Est-il besoin de développer? Nous savons tous qu’un pif défoncé lors d'un match de rugby ou d'un round de boxe se vivent différemment que la même atteinte en des circonstances où l’excitation, l’adrénaline ou les endorphines ne sont pas au rendez-vous. De même qu’un nourrisson exteriorisera plus spectaculairement et bruyamment sa douleur (c’est sa seule possibilité d'expression!) qu’un adulte, confronté à des maux dentaires.
Cette différenciation des perceptions objectives d’une DOULEUR nous conduit à la notion de SOUFFRANCE qui serait le ressenti SUBJECTIF de la douleur. Si la douleur est une expérience PERSONNELLE et difficilement transmissible –on ne peut prétendre éprouver objectivement la douleur d’un autre- il n’en va pas de même de la souffrance qui traduit l’effet produit sur un individu. La souffrance est communiquable.
L’étymologie du mot souffrance (latin sufferencia du verbe suffero, sub fero, c’est à dire porter sous, supporter) trahit cette notion de ressenti.
Tout le monde connaît l’anecdote de ces grands malabars qui s’évanouissent lors de l’infime piqûre d’une prise de sang alors que des «faibles femmes» n’en ont cure ou que des junkies y trouvent même de l’agrément. On peut en l'espèce supposer une douleur équivalente si la souffrance et le ressenti ne le sont nullement.
La souffrance qu’elle soit physique ou psychique est extrêmement dépendante du contexte historique, social, culturel, religieux etc… J’ai par moi-même constaté l’effet de la perte d’un enfant entre une famille française complètement effondrée et destructurée par cette épreuve et une famille iranienne qui s'en est trouvée peu affectée.
De même entre ce type d’expérience durant le XVIIIème siècle, où la mortalité infantile est forte et l’ère actuelle. La mort d'un enfant entrait dans le cadre d'une certaine normalité et n'était pas vécu comme le drame absolu actuel. Même différenciation selon le milieu d’origine où les documents d’époque permettent de constater un ressenti différent entre le deuil de la famille royale, celui d’un bourgeois et celui d’un paysan.
La souffrance est également conditionnée par le regard du spectateur ou de l'acteur: un pompier secouriste ou un chirurgien ne la prendra pas en compte de la même manière que celui qui n’y est jamais, ou peu confronté.
Enfin, comment négliger que douleur et plaisir sont si inextricablement entremêlés dans l’expérience humaine? Comment rejeter comme honteuse celle du toro et consentir comme respectable voire valorisante celle du marathonien, du boxeur ou du libertin sado-masochiste?
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Reste à considérer la manière dont elle est gérée, et dirais-je, mise en scène.
De ce dernier point de vue, les méditerranéens jouissent d’une maîtrise et d’un savoir faire inégalés. Il n’est que de comparer un enterrement au Danemark et au Maroc, ou la Semaine Sainte à Séville et à Cracovie: c’est le jour et la nuit.
Le «bobo» d’un gamin burkinabé ou iranien (j’ai vu des ulcérations jusqu’à l’os) et le détachement fataliste avec lequel il le vit épouvanterait un pédiatre allemand.
A l’inverse, les pâmoisons «spasmophiliaques» de nos jouvencelles esbaudiraient le toubib béninois qui dérouterait la patiente vers le sorcier local.
On observera avec le sourire la diversité de réaction d’un footballeur italien taclé qui se tordra de douleur et d’un pilier irlandais «tumadé» qui se contentera sobrement d’un coup d’éponge magique…
Comme disait Albert: «Tout est relatif».
L’extériorisation spectaculaire, outrancière et bigarrée de la souffrance chez les latins, qui est le mode de gestion que ces cultures ont élaboré pour y donner réponse a d’ailleurs donné lieu à un concept, celui du «syndrome méditerranéen». Disons pour simplifier que les méditerranéens ne se dérobent pas à la souffrance. Au contraire, ils la vivent sur le mode théâtral (au sens hellénique du terme, c’est à dire de la catharsis) et mélodramatique.
Non seulement, ils la vivent, mais ils en jouent, la mettant en scène, comme le footballeur tordu d’une douleur aussi brève qu’exagérée. La souffrance s'impose ainsi comme l’élément central de l’expérience et de la comédie humaine, source d’inspiration et d’expression comme dans toutes les créations du génie méditerranéen depuis le flamenco jusqu’à l’opéra en passant par la comedia del arte–souvent cruelle- et la tragédie antique.
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Comment dés lors envisager que le regard et l’appréciation portés sur la souffrance et la douleur ne puissent faire débat irréductible autour d’un phénomène tel que la corrida?
Impossible!
Impossible parce que la valeur accordée, le regard porté sur la souffrance, intolérables pour les uns, incontournables pour les autres demeure envers et contre tout inconciliables. Nous avons vu comment les grands ancêtres latins «signifiaient» le concept de souffrance: suffero = je souffre, c’est à dire je supporte. Or, pour «les autres», les «zantis», la souffrance est justement et littéralement insupportable.
On sait également la fonction du déni en ce qui concerne le rapport à la souffrance. Un déni salvateur et indispensable pour qui s’y confronte régulièrement. Mais un déni dont on ne devrait jamais être dupe, un déni dont les cultures méditerranéennes ne sont jamais dupes. Déni des soignants ou des spectateurs qui vivent la souffrance et en arrivent à la nier pour pouvoir la côtoyer. Mais déni plus grave encore des contempteurs qui se refusent tant à la regarder, à l’envisager comme objet de culture, d’art ou de spiritualité.
Oui, un toro est sujet à la douleur pendant une corrida, pourquoi le nier contre toute évidence. Douleur certes relative, puisqu’éprouvée dans la fureur et l’ardeur du combat, douleur indicible, douleur intransmissible sauf par la projection et le fantasme, puisque nul n’a jamais été toro pour pouvoir la parler. Nier cette douleur relève de la perversité, car à la douleur provoquée s’adjoint la négation de cette dernière.
Quant à la souffrance, c’est une autre histoire. Si la douleur du toro est indéniable -elle est même à la base d’une large partie du rituel taurin, ne serait-ce que du tercio de pique- il en va autrement de la souffrance. Cette dernière nécessitant un appareillage psychique et des vertus dont un bovidé ne dispose pas, entre autres la conscience (et donc la conscience de souffrir), le toro ne souffre pas au sens où nous l’entendons.
La douleur du toro est pour lui un signal d’état désagréable, comme la faim, la peur ou le rut qui commandent des comportements réactifs appropriés. Le toro ne souffre pas plus qu’il ne jouit, il obéit seulement à des instincts.
J’ai vu un jour un toro qui s’était brisé une patte. Le mayoral l’a repéré parce qu’il claudiquait et la tenait en l’air, mais aucun autre signe de souffrance n’intervenait. Je suis resté deux heures avec cet animal, en attendant qu’on vienne l’abattre, il a vaqué à son ordinaire, broutant, ruminant, se raclant la couenne dans la plus parfaite normalité, comme ses poteaux.
Douleur? Sans aucun doute, l’os transperçait le cuir.
Souffrance? Aucune manifestation apparente.
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En fait, la véritable question posée n’est pas tant celle du fantasme que les aficionados comme les «zantis» projettent sur le toro et sa douleur, c’est surtout celle que pose le toro aux «zantis» et aux aficionados sur leurs représentations divergentes de la souffrance, sur ce qui les fondent et sur ce qu’elles induisent.
Le toro questionne l’Homme sur sa propre souffrance, c’est d’ailleurs pour cela qu’il doit continuer à exister… et se battre.
Xavier KLEIN
«Anthropologie de la douleur» David Le Breton, Éditions Métailié, Paris, 1995
«Do insects feel pain? A biological view» Eisemann CH, Jorgensen WK, Merritt DJ, Rice MJ, Cribb BW, Webb PD, Zalucki MP, 1984 (consultable uniquement sur réseau universitaire)
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7 commentaires:
Beau travail. Bien argumenté. Et plus élevé que les propos d'un Casas qui nie tout simplement que le taureau ne souffre pas (plus aisé à affirmer syntaxiquement que "n'a pas de douleur"), tout en brodant autour du coït symbolique que reprsente, selon lui, une corrida avec effusion de sang.
Je suis assez d'accord avec vous sur la relativisation de la douleur du taureau, encore qu'au niveau des veaux (beceredas), c'est quand même plus gore et sinistre.
Simplement, sachez que l'opposition des zantis à la corridas ne se résume pas à l'appréciation -relative- de la douleur des taureaux, comme vous le suggérez. Cela va bien plus loin, du moins pour ma part.
Oui, c'est bien comme ça que je vous lis, soleil vert : au niveau des veaux.
JLB
JLB, comme toujours vus me "ravissez"!
soyez tout de même certain que son opposition "va bien plus loin"!
faudra demander à la vierge freudienne de service!
un bonjour, en tous cas, déjà transmis, "en vain", par email!
quel est, svp, le nom de l'oeuvre (peinture,) qui précède le texte?
Eloi
Cher Eloi,
J’avais commencé cet article, il y a plus d’un an.
Pour l'illustrer, j’avais cherché sur le net une image qui traduise dans mon esprit l'idée de souffrance (j’ai frappé «souffrance» dans google image).
J'ai trouvé celle là, et il n’y avait pas le nom de l’auteur, que je mentionne systématiquement lorsqu’il est précisé.
Désolé de ne pouvoir vous en dire plus, mais cette œuvre est très belle.
Bonjour,
Comme le souligne soleil vert, la souffrance relative de l'animal n'est pas le principal argument des anti-corrida (c'est surtout l'acte de tuer sans en avoir la nécessité qui choque). Cependant, en lançant de façon catégorique "un appareillage psychique et des vertus dont un bovidé ne dispose pas, entre autres la conscience" sans source scientifique vous allez un peu vite en besogne. N'est-ce pas vous qui disiez quelques lignes plus haut "nul n’a jamais été toro pour pouvoir la parler" ? Et bien si vous connaissez un moyen fiable de savoir si un être vivant a cette conscience ou pas je suis preneur. Même le célèbre test du miroir est réussi par certaines espèces animales.
Quant à l'argument "on sait pas donc dans le doute autant le faire", il est aussi logique que de manger un champignon qu'on a ramassé plus tôt en forêt sans être sûr qu'il n'est pas vénéneux. Dans le doute on s'abstient, c'est ce qu'on appelle le principe de précaution.
Sinon le photographe est Lukas Ptacek (http://www.lukasptacek.com/), la photographie est en page 5 dans "FOLIO".
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