Georges CLEMENCEAU
Dans les deux premiers articles (voir les libellés à droite), nous avions évoqué le cadre dans lequel s’exerce la présidence, son domaine de compétences, et la problématique générale de la fonction.
Il nous faudrait également nous demander quelles sont les diverses attentes, par rapport à cette présidence, des divers acteurs (professionnels, empresas, toreros, public).
Ce qui ressort immédiatement, c’est que ces attentes sont contradictoires. Contradictions entre les protagonistes, mais aussi contradictions dans le public, et même contradictions du public sur les diverses phases de la lidia d’un toro.
Ces contradictions stigmatisent les lignes de fractures qui diversifient le monde taurin et qui recouvrent les divergences d’intérêt, de valeurs, de codes, de point de vue.
Peut-être pourrait-on d’ores et déjà avancer, comme esquissé plus avant, que le statut et l’autorité des présidences reflète le statut plus général qu’une société confère à l’autorité.
On sait comment nous sommes passés d’une autorité de type paternel avant 68, à une autorité de type maternel. La présidence ne s’exprime donc plus dans la normativité et la régulation, mais dans l’intercession et le consensus.
Il n’est que de constater depuis longtemps la capitulation devant les exigences des toreros en matière de piques, et de plus en plus en matière de banderilles où la mode est aux tercios écourtés.
Le problème, c’est que les rapports de force se sont déséquilibrés. Les intérêts convergents des professionnels et des empresas (le succès) rencontrent désormais ceux d’une majorité du public pour qui la réussite doit être au rendez-vous. Combien de fois n’entend t-on pas: «L’important, c’est que les gens sortent contents.»?
Pardi! Ce public (je ne parle pas des aficionados) imprégné des spectacles télévisés où l’on ne rend compte que des meilleurs spectacles dans les plazas les plus renommées, celles où les figuras «font l’effort», en veut pour son argent. Quelle meilleure preuve de la réussite qu’une brassée d’oreilles pour ces toreros qui «ont bien travaillé»? Qui aurait le cœur de les en priver?
Ainsi pourrait-on définir la mission des présidences «modernes» -puisqu’il faut être moderne-: s’assurer que les gens sortent contents.
Dans la plupart des plazas françaises, les présidents sont choisis par l’organisation dans le vivier des aficionados «reconnus» et souvent dans le monde des peñas et des clubs. Il y a là non seulement une reconnaissance de la fonction culturelle de ces associations, mais également une reconnaissance plus politique puisque de facto, la dite association est ainsi valorisée. Il s’agit donc d’éviter de privilégier outrageusement un groupe par rapport aux autres ou au contraire de le gratifier. Dans moult ruedos, les années post-électorales deviennent alors l’opportunité d’un jubilatoire jeu de chaises musicales, d’un ballet des vanités où l’on vérifie les soutiens consentis et les allégeances dévoilées.
Ces choix ne vont pas sans conséquences. D’une part, ils impliquent, à tort ou à raison, le dit groupe, dans la réussite et le destin de la journée (ce qui est volontairement ou non une manière de le circonvenir), d’autre part ils investissent des pairs, et non des personnes affectivement extérieures au devenir du spectacle.
Dans une énorme majorité des cas, les présidences se sentent donc investies, non pas de la seule charge d’assumer leur office le plus sérieusement et objectivement possible, mais également d’une part de la responsabilité de la réussite du spectacle, et du prestige qui en découle pour la cité par extension.
Lourde charge!
Dans tous les cas, l’attribution d’une place au palco est extrêmement valorisante pour le sympathique candidat, qui bénéficie d’une reconnaissance publique de ses compétences, de ses connaissances ou de son autorité morale.
On apprend même au détour d’une conversation, que l’ascension présidentielle obéit à des règles sibyllines dans le cadre d’un véritable et subtil «cursus honorum». Ainsi fus-je étonné du refus de postulants d’assurer des présidences de novillada au motif qu’ayant été promus à la haute charge de présider des corridas, ils auraient dérogé en acceptant désormais des offices «mineurs». Sic transit gloriam!
Il est assez amusant de discuter avec les récipiendaires. En règle générale, à les entendre, ils monteraient au palco contraints et forcés, animés d’un dévouement altruiste, «juste pour rendre service», et parce qu’il n’y a personne d’autre de disponible. Un pis aller, un service rendu, un sacrifice pour le bien commun en quelque sorte. Pour un peu on les plaindrait presque…
Faut-il être dupe de cette échappatoire? Comme Diogène, cherchons avec notre lanterne, sans illusions, celui qui nous confiera enfin qu’il trouve dans cette «élection», la jouissance puissante d’un narcissisme assumé, ou en d’autres termes plus explicites celui qui reconnaîtra: «- Je monte au palco parce que ça me fait bander!». Mais la crudité du propos risque encore de traumatiser les âmes prudes et sensibles.
Le même discours d’une franche sincérité préside d’ordinaire aux troisièmes mi-temps, quand le résultat des courses s’est soldé par quelque bronca mal venue, ou par quelque excès dans la distribution d’appendices. Il commence souvent par « - Oui mais tu comprends…».
Or le problème, c’est que justement il est difficile de «comprendre» (et plus encore de justifier) que tel qui se fût probablement étranglé d’indignation sur les gradins, s’est montré d’une bonhomme complaisance une fois parvenu «aux affaires».
Ou alors ne comprend-on que trop bien que l’objectif inavoué n’est pas tant de «monter au palco» que de se prédisposer à y «remonter»; comme pour les hommes politiques l’objectif n’est pas tant d’être élu que d’être réélu, ce qui sous-entend quelques compromis moraux que la plupart de nos contemporains digère fort benoîtement.
Partant sur ces bases saines et vertueuses, on concevra dés lors que toutes les justifications s’imposent, tous les artifices de rhétoriques se cautionnent.
Combien de fois n’avons-nous entendu «qu’une oreille de trop n’avait jamais fait la carrière d’un torero». Une oreille de moins non plus sans doute, mais on ne considère jamais l’affaire dans ce sens là. Les broncas les plus tonitruantes interviennent de nos jours, à la suite d’un trophée qui n’a pas été accordé, rarement du fait d’une distribution excessive. De même, on supporte mal les sifflets ou les critiques là où les applaudissements ou les louanges n’ont rien que de très naturel.
Surfant sur cette complaisance, beaucoup de présidences, encouragées en cela par les professionnels et les empresas, font le choix gagnant-gagnant. Les uns décrochent la timballe au tirage et les autres au grattage. Qui en pâtit d’ailleurs sinon ces dernières qui déconsidèrent progressivement, à coup d’orifices, de musica et maintenant d’indultos, non seulement leur fonction, mais aussi la fiesta brava, grimée en mascarade grotesque?
Devons-nous pour autant nous désespérer où céder aux solutions faciles?
On en entend ci ou là qui plaident pour la «professionnalisation» de la fonction. C’est à dire ce mal bien français de créer des élites qui deviennent à la longue des castes inamovibles et cooptées.
En cela, comme en d’autres matières, peut-être serait-il temps de renouer avec un minimum de bon sens et surtout de vertu, de ne plus capituler devant l’inéluctabilité programmée de l’ordre «naturel» des choses.
Que doit-on attendre d’une présidence?
En premier lieu incontournable, la compétence technique, c’est à dire un savoir théorique, une connaissance du règlement couplés à l’expérience approfondie de la res taurina dans sa diversité, fruit d’une fréquentation éclairée du campo et des ruedos.
En second lieu, cette qualité si rare qu’on nomme autorité, cette intelligence des hommes et des situations mariée au charisme.
En troisième lieu, la probité qui engendre la confiance et la reconnaissance. Probité morale, il va de soi, mais surtout probité intellectuelle.
En dernier lieu, le tempérament et le courage qui autorisent de faire ce que l’on doit, quelles qu’en soient les répercussions.
On voit à ces exigences qu’on trouvera difficilement les êtres exceptionnels qui les satisfassent, surtout si l’on n’entretient pas le souci de les rechercher…
Si l’on attend d’une présidence il faut parallèlement attendre aussi des autres protagonistes de la corrida.
Le public tout d’abord qui devra accepter et se plier aux décisions (accepter ne signifiant pas adhérer), comme le citoyen se doit de se plier à la loi et aux juges.
Les commentateurs enfin, qui doivent s’abstenir, à l'endroit des palcos qui leur déplaient, de ces critiques dévastatrices et démagogiques qui font l’économie de la pensée pour ne céder qu’à l’émotion vendeuse.
Mieux vaut une autorité humaine et donc faillible qu’une autorité ruinée et donc inopérante, qui laisse béante la boite de Pandore de l’anarchie et de la démesure.
Xavier KLEIN
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