Humeurs taurines et éclectiques

mardi 7 février 2012

L’héroïsme n’est plus ce qu’il était

"La liberté ou la Mort" Jean Baptiste Regnault
«Ô comtes palatins tombés dans ces vallées,
Ô géants qu’on voyait debout dans les mêlées,
Devant qui Satan même aurait crié merci,
Olivier et Roland, que n’êtes-vous ici!
Si vous étiez vivants, vous prendriez Narbonne,
Paladins! vous, du moins, votre épée était bonne,
Votre cœur était haut, vous ne marchandiez pas!
Vous alliez en avant sans compter tous vos pas!
Ô compagnons couchés dans la tombe profonde,
Si vous étiez vivants, nous prendrions le monde!
Grand Dieu ! que voulez-vous que je fasse à présent?
Mes yeux cherchent en vain un brave au cœur puissant,
Et vont, tout effrayés de nos immenses tâches,
De ceux-là qui sont morts à ceux-ci qui sont lâches!»
«La légende des siècles. Aymerillot» Victor HUGO

Les chroniques racontent qu’Alexandre de Macédoine dit «le Grand» fut soumis à un choix prédictif par l’oracle de Delphes. Soit il vivrait vieux et dans la paisible torpeur de son royaume de Macédoine, soit il franchissait l’Hellespont (la frontière entre Macédoine et empire perse) et il connaîtrait une gloire éternelle et universelle en mourant jeune.
En ces temps là, les hommes croyaient aux dieux et à leurs messages. Quels cons ces vieux!

Alexandre, abreuvé à la source des héros homériques, qui croyait être descendant de la lignée d’Héraklès et de celle d’Achille le Myrmidon fit le choix honorable d’un hellène de bonne race: celui de l’honneur et de la gloire. Ce qu’il fit par la suite stupéfia les hommes de son temps par l’audace, par l’intelligence, par la grandeur du rêve d’empire universel et d’union de l’occident et de l’orient.
Parce qu’il avait suivi la voie la plus périlleuse, parce qu’il dépassa en tout, ce que ses contemporains pensaient possible, parce qu’il assuma un destin tragique, Alexandre est à jamais considéré comme un héros.
Pas tout à fait à jamais. De nos jours les héros n’ont plus trop la cote. Du moins l’héroïsme tel qu’on l’a conçu depuis les trois derniers millénaires.

S’il fallait dater et illustrer cette mutation, on pourrait opposer deux apophtegmes célèbres: «La liberté ou la mort» particulièrement en vogue chez les jacobins, les anarchistes ou les romantiques et «Plutôt rouges que morts», mot d’ordre des pacifistes allemands de la fin de la guerre froide. On est passé de la résistance à tous prix à la capitulation sans condition. L'esprit munichois prévaut désormais en toute chose. A celui qui s'écrie «Résistons!», «Indignons-nous!» on répond «Pourquoi faire?», «A quoi bon?»

Jusqu’à la dernière guerre mondiale, et aussi loin que les sources historiques remontent, dans l’ensemble culturel occidental judeo-chrétien, dans le Bassin Méditerranéen, l’héroïsme est défini par l’idée de dépassement de la condition humaine, de ce mouvement d’essence quasi thaumaturgique d’«aller au delà», quel que soit le prix à payer. Même et surtout si le prix à payer est lourd. Même et surtout si le prix à payer est la vie.
Cette logique qui place l’idéal au dessus de tout, cette vision qui fait fi de l’échange, du marchandage, de l’intérêt, du rapport, qui subordonne tout à l’objectif paraissent complètement incongrues de nos jours.
Pourtant nous baignons dans un environnement où cette idée demeure présente, ne serait-ce qu’en passant régulièrement devant un monument aux morts où l’on célèbre ceux qui sont «tombés au champ d’honneur», ceux qui ont «consenti le sacrifice suprême», ceux qui ont «donné leur vie pour notre liberté» (inscriptions recueillies). Nos musées, nos livres sont emplis d’hymnes à la gloire, à la grandeur, à l’héroïsme. S’il n’était besoin que d’un tableau, on retiendrait «La liberté guidant le peuple», s’il ne fallait qu’un écrit ce serait l’immense épopée hugolienne de la «Légende des Siècles», un texte bien désuet de nos jours.
L’héroïsme est donc conditionné par le dépassement, l’exceptionnalité, l’exploit, la gratuité, le risque, l’enjeu, le sacrifice.
Chaque année des dizaines, voire des centaines de quidam se tapent l’ascension d’un 7 ou 8000 m dans l’Himalaya ou dans les Andes. Pourtant, on ne parle plus d’héroïsme.
Quand en 1950, Herzog et Lachenal plantent le drapeau français sur l’Annapurna (le premier 8000 m), quand en 1953, Edmund Hillary et Tensing Norgay conquièrent l’Everest, quand Robert Peary atteint le pôle nord en 1909, tous ces hommes ont joué leurs vies. Nul hélico, nulle expédition de secours n’eût pu les sauver en cas de désastre. La litanie des prétendants de l’impossible qui ont échoué et ont péri s’égrène interminable, sans qu’on en reconnaisse les noms oubliés.
Par contre les doigts gelés et amputés d'Herzog l'ont fait héros, même si l'histoire est plus prosaïque et que le sommet fut atteint dans un délire euphorique quasi mystique de l'intéressé. Mais qu'importe! La geste s'accommode mal des détails triviaux: que nous importe t-il de savoir comment Herzog posait culotte à 6598 m.
Le héros est donc celui qui réussit dans le plus grand péril, ou qui échoue avec panache.
Qu’on y songe, les toreros d’avant Fleming, d’avant la pénicilline et la chirurgie moderne, ceux pour qui la moindre blessure pouvait valoir gangrène, Manuel Laureano Rodríguez Sánchez «Manolete» qui tombe par pundonor sous la pression du public, Jose Gomez Ortega «Joselito» fauché à la fleur de l’âge que Gerado Diego apostrophe:
«Et tout cessa, à la fin, parce que tu le voulus.
Tu t'offris, j'en suis sûr.
On le voyait à ton sourire triste,
ton dédain fait fleur, ton pur dédain»
Ignacio Sánchez Mejías chanté par Lorca, tout ces hommes intrépides et fous d’absolu, impavides devant le danger ont-ils aujourd’hui quelque descendance?
Dieu est mort avec le progrès, l’Idéal est mort avec les idéologies totalitaires, l’Humanité magnifiée est morte à Auschwitz, l’Amour est mort de la libération sexuelle, que reste t-il qui vaille la peine qu’on y sacrifie tout?
Qu’est ce qui peut pousser un homme a se mettre devant des toros et à s’y jouer la peau?
Un temps ce fut la misère, El Cordobes en fut le symbole flamboyant.
Un temps ce fut l’ennui et sa conséquence, ce romantisme qui poussa Mejias, ce bourgeois lettré et argenté a reprendre l’épée.
Mais de nos jours où l’étalon de la valeur se mesure en euros, qu’est-ce qui peut pousser à l’héroïsme? Peut-on mourir pour un compte en banque?
Non, pour un compte en banque on préfère limiter les risques et domestiquer –domecquiser allai-je écrire- les toros. C'est pour cela que les figuras contemporaines ne déplacent plus les foules, ne remplissent plus les arènes.
On est passé des martyrs glorieux de l'afición à la gloriole des mercenaires surpayés. Des héros populaires du prolétariat sévillan ou madrilène aux peoples de pacotilles pour magazines de papier glacé.

C’est cela qui fait que la corrida se meurt, et c’est de cela que nous sommes tous comptables, car on ne saurait promouvoir un héroïsme par procuration, exiger des sacrifices auxquels la plupart d’entre nous ne saurions envisager même de consentir.
L’héroïsme se meurt, l’héroïsme est mort. Et ceux qui ressassent encore ce vieux mot, qui brandissent timidement cet oripeau désormais ridicule aux yeux du monde, ceux là sont déjà morts … ou presque.
Je le sais, j’en suis.
Xavier KLEIN

A LIRE D'URGENCE: «Héroïsme et victimisation - Une histoire de la sensibilité» de Jean-Marie Apostolidès, éditions du Cerf.
Comment mai 68 a démoli la culture héroïque et comment ne demeure plus que la valorisation des victimes. Comment notre civilisation s'est construite sur la contradiction entre deux pôles, l'un barbare, l'autre chrétien. La violence et la pitié.
A RELIRE D'URGENCE: «La liberté ou la mort» du génial Nikos Kazantzaki. L'humanisme héroïque tel que je le conçois.
***

16 commentaires:

Marc Delon a dit…

Sauf peut-être pour les "Human-bombs" islamistes qui gagnent ainsi le paradis des héros...
Ce qui pose une autre question : l'héroïsme d'aujourd'hui peut-il s'affranchir de l'obscurantisme ?

Xavier KLEIN a dit…

Ils ne cherchent pas l'héroïsme mais le martyre.
On peut se poser le problème par contre pour les kamikases de la seconde guerre mondiale: il y avait à mon sens un idéal, fût-il patriotique, et fût-il très mortifère.

Marc Delon a dit…

Peut-on être martyre sans être héroïque ? Un fanatique à ce niveau d'endoctrinement a-t-il d'ailleurs le nécessaire libre-arbitre pour évaluer le préjudice de sa mort ? Quand on sait qu'on leur donne parfois des clés en plastique rose en leur disant qu'ils ouvriront ainsi les portes du paradis...
L'héroïsme se recherche-t-il en tant que tel ( Tiens, aujourd'hui je vais faire ça, ce sera héroïque)ou est-il une conséquence en forme d'appréciation des autres, d'un acte qu'ils ne sont pas capables de mener à bien eux-mêmes : tuer un toro, gravir un montagne, cacher des juifs à la barbe des nazis.

Xavier KLEIN a dit…

Les questions que tu poses constituent tout le fond du problème et d’un débat malheureusement inexistant et pourtant fondamental.
L’héroïsme est-il la résultante d’une conjoncture ou d’une structure de fond? Je penche nettement pour la seconde proposition.
Ce n’est pas l’occasion qui fait le héros (ou le larron), mais bien une culture, les valeurs, les convictions profondes et ancrées d’un individu qui sont révélées par des circonstances «favorables».
Je pense à l’exemple que tu évoques de ces villages des Causses, où naturellement les gens avec simplicité et humilité ont pris des risques énormes pour sauver des juifs. La chose coulait de soi pour eux, c’était la mise en acte de leurs idéaux, de leur éthique, sans calculs, sans préméditation. La chose s’imposait, c’est tout.
Et c’est bien ce qui cloche de nos jours.
«La chose» ne s’impose plus. La question est devenue : «Quel intérêt (et surtout quel inconvénient…) ai-je à le faire?
C’est cette évolution désastreuse que j’essaie de traduire.
Pour autant, je demeure convaincu que dans notre société vivent toujours des Jean Moulin ou des Hans ou Sophie Scholl en puissance.
Je ne veux pas désespérer de l’Humain.

Anonyme a dit…

L'héroïsme est mort.
Nous avons choisi l'égalitarisme.
Merci qui ?
JLB

Pedroplan a dit…

Je ne suis pas entièrement certain que la chose (sauver des juifs) ne s'imposerait plus aujourd'hui. il me semble que ce qui allait de soi en 1940-44 va toujours de soi en 2012. Et en regard, bien des gens à l'époque n'ont pas montré cet héroïsme par simple indifférence et non par idéologie ou antisémitisme forcené (je parle ici du pékin de base). Bien sûr pout ce qui est d'aujourd'hui, nous en sommes (et c'est assez heureux) réduits aux conjectures, mais je ne partage pas ce pessimisme quant à l'évolutuion des mentalités. Cela dit, je me trompe peut-être.

Marc Delon a dit…

Et si dans un cas comme celui-là, soustraire un enfant à la barbarie nazie, était aussi un acte en forme d'égoïsme à partir d'un certain niveau de conscience ? En effet ne vaut-il pas mieux risquer d'en mourir que d'avoir son abjection à regarder dans la glace tous les matins, de leur avoir livré ?

William LUCAS a dit…

Bonsoir Monsieur Klein,
j'ai envoyé un mail à la commission taurine d'Orthez pour savoir si le concours d'affiche était renouvelé cette année . Je n'ai eu aucune réponse... désolé de vous contacter ici mais c'est le seul moyen que j'ai trouvé, n'ayant pas votre adresse mail.
Cordialement William LUCAS

Xavier KLEIN a dit…

Marc,
Des égoïsmes comme cela, on en redemande. Pour moi c'est le principal ressort de l'honneur.
Un de mes maitres me ressassait: "N'oubliez que tout acte, même sublime dissimule un intérêt, qu'il soit matériel, ou en terme de narcissisme."
William,
A priori, cette année, exceptionnellement pas de concours.

Bernard a dit…

Peut-être aussi qu'il nous manque désormais la "nécessité", celle qui toujours "fait loi" - qu'elle soit extérieure ou issue de notre "for intérieur"... Car au fond, la biologie nous enseigne que la vie est un génial système économiseur d'énergie: la vraie loi de la vie, celle qui en permet l'existence et la poursuite, est la loi du moindre effort! (dût notre ego moralisateur judeo-chrétien en souffrir) Certes, Homo sapiens sapiens possède - probablement dans ses gènes mêmes - la capacité de se dépasser, mais comme peut-être toutes les potentialités humaines cette capacité-là demande aussi à être "cultivée", ou "acculturée" - c'est à dire justement accoutumée par le moyen de la "culture": pourquoi voudrions-nous que nos chers (en euro) "petits marquis" toreros prennent des risques pour des euro qu'ils peuvent acquérir à moindre coût (après une très logique "domecquisation" des toros c'est à dire aussi des esprits)?... Mais même après avoir dit cela, nous savons bien que nous n'aurons pas épuisé la question: car, outre la satisfaction de constater très logiquement aussi que la "domecquisation" conduit à l'ennui (des spectateurs / consommateurs / payeurs), il restera toujours - faute d'être encore clonés - des "imprévisibles" qu'ils soient toros ou toreros, des encore capables de vivre pour un "tout est perdu fors l'honneur" (qui, comme chacun sait, n'a pas de prix)...

Suerte para todos - Bernard

Anonyme a dit…

A la suite du commentaire de Bernard (Largocampo je suppose)dont je joins en raccourci le début à la fin, je vais me remettre à la lecture de l'ouvrage majeur de Jacques Monod "Le Hasard et la Nécessité". Et d'Arthur Koestler à y être et revoir sa théorie des "horons".
Quant aux toreros -et je les compare souvent, en cela, aux stars de la boxe ou autrefois du vélo et autres sports très durs- je fais comme mon ami Miguel qui, de derrière son bar un soir de tertulia particulièrement agitée, gueulait "falta hambre" en réponse à tous les questionnements.
Et moi je répète : nous sommes trop gras ! Et pour ne pas rester hors sujet : trop gras pour être des héros.
JLB

el Chulo a dit…

oui, c'est bien mon grand "largocampo"!

el Chulo a dit…

je n'ai pas tout compris, parce que je ne suis ni intelligent ni même héroique.
comment définira t'on les morts grecs qui ne vont pas tarder à être immolés: des cinglés, des jobards, des irresponsables qui ne savent pas vivre avec 400 euros par mois, ou des victimes de nos grands branleurs libéraux fous.
merde, faites gaffe, les mecs, vous mettez en danger cette merde d'Europe des banques et du pognon.
mais ces branleurs n'ont plus rien à perdre, et en plus, ce n'est pas forcément eux seuls qui ont creusé le trou de la corruption.
j'ai beaucoup de compassion pour les modestes "heros" grecs qui vont payer le prix des outrances de leur système et vont devoir, à nouveau, et encore plus, si c'est possible, se "démerder" ne serait ce que pour manger!.

P a dit…

Et ceux-là, les héros grecs ne sont pas gros. Cela dit, ce sont des héros involontaires, ce qui leur arrive leur est tombé dessus comme le choléra, alors on ne sait oas si ça répond à la vraie définition du héros. Mais on s'en fiche au fond. Et on est avec eux.

Anonyme a dit…

Je crois que prendre la Grèce comme exemple de ce qu'un "peuple" peut fabriquer de héros, ou, pire, de ce qu'un "peuple" tout entier peut se transformer en héros, n'est pas une excellente idée. Car TOUT LE MONDE dans ce pays profitait de la gabegie, de la filouterie et du vol de l'Etat. C'était (c'est toujours) l'incivilité portée à un degré insupportable. Personne, à Athènes, ne payait le métro : ça sautait les portillons à qui mieux-mieux. Personne ne payait les impôts. Magouiller = sport national. Allez en Grèce et essayez de payer avec une carte bancaire... Ne refilez pas de pourboire aux chauffeurs de taxis et vous verrez comment il vous traite. Pourquoi le "peuple" a t-il mis autant de temps à s'apercevoir qu'ils allaient casser la figure ? Ils auraient pu réagir avant, non ? Ils étaient bien en démocratie ? Mais non, puisque tout le "peuple" bouffait au ratelier de la magouille. Avez-vous essayé de payer avec une carte bancaire en Grèce ? Pas moyen. Tout est en "sakoula". Il y a des bakchich, des dessous de table pour tout. Les fonctionnaires sont pourris. Tout le monde est complice, tout le monde bouffait à la gamelle de l'Europe. Tout le monde devait y trouver son compte puisque personne ne mouftait et que l'Europe s'esbaudissait devant l'élégant Papandreou (c'est vrai que les journalistes, toujours très courageux, avaient en Berlusconi un "ennemi" bien plus dangereux !). Alors quand ils viennent pleurer et brailler à ma porte, maintenant...
Depuis le décès de Leonidas, que j'ai appris récemment, il n'y a plus de héros en Grèce.
Ils ne sont pas gras (ou gros comme dit P) les Grecs ? Tu parles, ils se sont empiffrés pendant des années aux immondes buffets des Clubs Méditerranée et des tours operators.
La seule compassion que je pourrais leur concéder, c'est d'avoir été des victimes de nos systèmes mondialistes politiques, financiers répugnants. Des victimes, mais pas des héros !
Décidément, j'aime bien ce proverbe : "plus le maître est vil plus l'esclave est infâme".
Ou, plus light : " A bon maître bon chien".
JLB

el Chulo a dit…

nflleurc'est )à peu près ce que je voulais dire jlb, des victimes oui!